Les Musiciens et la Grande Guerre (1)

Les Musiciens et la Grande Guerre (1)

Les éditions Hortus se sont lancées dans un projet des plus ambitieux, celui de consacrer une collection de trente CD à la musique durant la première Guerre mondiale en évoquant ainsi les compositeurs d’abord, mais aussi les interprètes et musiciens de tout genre qui ont participé d’une manière ou d’une autre à ce conflit. La publication de cette collection qui a débuté en 2014 s’étalera jusqu’en juin 2018. Quel public ce projet passionnant en cours de réalisation peut-il concerner ? Les mélomanes curieux d’abord et ceux que l’Histoire, et notamment celle de la Première Guerre mondiale, intéresse et parmi ceux-ci évidemment les historiens de cette période, les professeurs d’Histoire de l’enseignement secondaire au premier chef ; mais aussi les conservateurs de bibliothèques et de médiathèques. À ce jour quelque vingt albums sont parus qui permettent d’appréhender en profondeur cette réalisation en devenir. À noter la qualité des notices accompagnant chacun des ces albums, tant du point de vue musical qu’historique. Voici un aperçu du contenu des huit premiers albums.
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Ceux que l’histoire de la musique française intéresse ne seront pas étonnés de constater que le premier volume de cette collection est dédié à Albéric Magnard (1865-1914) dont on sait qu’il mourut les armes à la main au tout début de la guerre. Occasion de découvrir des pages qu’on avait, disons-le crûment, depuis longtemps oubliées ; et d’abord l’intégrale de l’œuvre pour piano de ce disciple de Massenet et de d’Indy – auteur d’autre part de quatre symphonies et de trois opéras, au total, vingt-et-un numéros d’opus. Son opus 1 d’abord, Trois Pièces créées en 1892 et très solidement écrites, puis cette courte et curieuse page En Dieu mon espérance et mon Espée pour ma Défense qui date de 1888 et publiée dans « L’Almanach de l’Escrime » et son opus 7, Promenades (1893) dédiée à sa fiancée et évoquant les lieux divers alentour de Paris où les jeunes gens se sont rencontrés et progressivement aimés ; tout ceci fort bien interprété par Philippe Guilhon-Herbert que l’on retrouve aux côtés d’Alain Meunier dans la Sonate pour violoncelle et piano opus 20. Le catalogue de Magnard ne compte que cinq opus dans le domaine de la musique de chambre ; sa sonate pour violoncelle et piano composée en 1909-1910 fut créée en 1911 ; elle est sans doute une des plus belles œuvres qu’il écrivit, dépassant le modèle souvent imité qu’avait inventé César Franck. Les deux musiciens ici réunis mettent remarquablement en valeur cette œuvre à écouter avec ferveur comme, du reste, l’ensemble des pages gravées sur cet album.
CD I : Une mort mythique – Albéric Magnard, A. Meunier, violoncelle, Ph. Guilhon-Herbert, piano, 1 CD Hortus 701.
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Les tout débuts du XXe siècle bouillonnent de créations touchant toutes les formes artistiques ; le siècle précédent est remis en cause, voire, dans certains domaines, récusé. À bien des égards, Le sacre du Printemps de Stravinsky, qui suscita le scandale que l’on sait lors de sa création, est hautement symbolique de cette « modernité » dont la version pour piano à quatre mains qu’offre ce CD sous les mains expertes de Jean-Sébastien Dureau et de Vincent Planès qui jouent cet instrument singulier qu’est le piano à double clavier en vis à vis, invention de l’acousticien Gustave Lyon, est un écho extraordinairement dynamique tout à la fois chaleureux et lumineux. Debussy qui, durant le conflit, participait en compositeur à l’effort de guerre, composa en 1915 une œuvre abstraite, sans programme défini, En blanc et noir, pour deux pianos, créée lors d’un concert donné à Paris en faveur de « L’Aide affectueuse aux musiciens ». Elle fait contraste avec l’œuvre de Busoni (1910) ce compositeur germanique d’origine italienne, maître du contrepoint ce qu’illustre admirablement sa Fantasia Contrappuntistica dans sa version pour deux pianos (1921) qui est fondée sur les notes (exprimées par des lettres) B A C H, un véhément hommage au cantor de Leipzig, aux accents prémonitoires. Tout ceci nous apparaît rétrospectivement comme une annonce le drame qui va se jouer.
CD II : 1913, Au Carrefour de la Modernité, J.-S. Dureau & V. Planès, pianos, 1 CD Hortus 702.
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Le violoncelliste Alain Meunier fut l’élève de Maurice Maréchal (1892-1954) au Conservatoire de Paris et il était naturel qu’il voulût rendre hommage au violoncelliste qui fut son maître et qui, mobilisé, dans les tranchées, avait joué sur un instrument fabriqué par des camarades de combat et nommé « Le Poilu » ! Quatre œuvres illustrent cet hommage : la Sonate en mi mineur opus 38 pour violoncelle et piano de Brahms que Maréchal joua à maintes reprises et qu’il aimait beaucoup, la 1ère Sonate pour violoncelle et piano de Debussy que Maréchal découvrit au front où il l’interpréta avant de la jouer devant le compositeur lors d’une permission, la Sonate pour violoncelle et piano (H.32) d’Honegger, ami très proche de Maréchal qui créa son Concerto pour violoncelle et orchestre et enfin l’Élégie opus 24 de Fauré (1880) que Maréchal jouait volontiers et parfaitement accordée au climat douloureux de la Grande Guerre. Remarquable interprétation des deux chambristes ici réunis, Alain Meunier excellent violoncelliste en accord parfait avec ce programme, bien soutenu et accompagné par l’excellente Anne Le Bozec qui joue ici un beau C. Bechstein de 1888.
CD III :Hommage à Maurice Maréchal, A. Meunier & A. Le Bozec, piano, 1 CD Hortus 703.
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La mélodie était un genre fort prisé dans les salons et salles de concert à la fin du XIXe siècle et à l’aube de la Première Guerre mondiale, la musique y exaltant à l’envi l’œuvre des poètes.Elle offrait l’occasion, chantée dans les salons bourgeois, de nouer des relations étroites entre les civils qui les recevaient et les musiciens mobilisés qui les composaient et témoignant ainsi du conflit qui les affectaient. Se faisaient jour également pour les classes populaires qui payaient un lourd tribut au conflit, des formes plus modestes, des chansons qui fleurirent abondamment alors. Nombre de compositeurs disparurent au cours de cette guerre particulièrement meurtrière. Outre Albéric Magnard, un des premiers tués, bien des jeunes gens doués payèrent de leur vie les assauts multiples. Sur les treize compositeurs ici représentés par leurs œuvres que chante avec un grand talent le baryton Marc Mauillon (la voix idéale pour ce répertoire) accompagné de l’excellente pianiste déjà citée Anne Le Bozec, sept ont été fauchés dans la fleur de l’âge, qu’ils soient Français (Fernand Halphen), Belge (André Devaere), Australien (Frederick Kelly), Anglais (George Butterworth, Ernst Farrar) Allemands (Fritz Jürgens, Rudi Stephan). Dans leur grande diversité de ton, ces mélodies, Lieder, Songs traduisent des sentiments contrastés, avec un talent qu’on aurait aimé entendre s’épanouir si leurs auteurs avaient échappé au massacre. Il en va de même du compositeur austro-hongrois Erwin Schulhoff qui mourut en 1942 dont les Lieder laissent toute liberté d’interprétation au chanteur. Les Français ici représentés se font les échos du drame qui se joue, Debussy avec son ultime mélodie, Noël des enfants qui n’ont plus de maisons, Ravel avec trois de ses Chansons de 1915. Il en va de même avec une tout aussi grande diversité de ton de Reynaldo Hahn, Henri Février ou Gabriel Fauré qui chante en 1919 C’est la paix ! (opus 114). Hors des sentiers battus.
CD IV :Mélodies, Prescience et conscience, M. Mauillon, baryton, A. Le Bozec, piano, 1 CD Hortus 704
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Le cinquième CD de cette collection, est confié à la voix du violoncelle tour à tour intimiste et passionné sous l’archet parfait de Thomas Duran accompagné par Nicolas Mallarte au piano ; il tend à évoquer, sous le titre, La naissance d’un nouveau monde, les conditions dans lesquelles cinq musiciens de nationalités différentes, travaillant dans des cadres variés, réagirent au conflit auquel ils furent diversement confrontés. Prise en compte d’un héritage assumé et naissance d’une esthétique nouvelle font l’originalité des cinq pages de musique de chambre de nature fort diverse qui ont vu le jour en ces temps barbares. D’Erwin Schulhoff, compositeur tchèque âgé de vingt ans au début de la guerre on écoutera la Sonate opus 17 de forme classique, héritière du post-romantisme du siècle qui vient de s’achever. La Sonate en ré mineur du Britannique Franck Bridge, témoigne, en deux mouvements contrastés, du déchirement où est plongé un musicien et pédagogue dont les élèves meurent sur le front français. De retour de New York où l’on avait monté au Met son opéra Goyescas Enrique Granados disparaît avec son épouse, victimes collatérales de la guerre dans sa phase maritime, à l’instar du « Lusitania » dix mois plus tôt, lors du naufrage du « Sussex » coulé par un sous-marin allemand ; Madrigal est une page toute de délicatesse, que le compositeur espagnol écrivit en 1915 et que joua Pablo Casals à New York en janvier 1916. L’organiste Joseph Boulnois, infirmier lors du conflit continua à composer dans l’hôpital où il soignait les élèves du Conservatoire, blessés ; telle cette Sonate en quatre mouvements toute d’émotion contenue, dédiée à son ami le violoncelliste Gérard Hekking qui la créa ; elle fut reprise plus tard par Maurice Maréchal (comme Apollinaire, Boulnois mourut terrassé par la grippe espagnole en 1918). Quant à Jacques de la Presle, compositeur et brancardier, il composa en 1915 une pièce « facile » voire plaisante, Guitare, qui se voulait hors du temps de guerre, sorte de parenthèse musicale. Un bien beau CD.
CD V, La naissance d’un monde nouveau, Th. Duran, violoncelle, N. Mallarte, piano, 1 CD Hortus 705.
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Vaste panorama international avec ce sixième album intitulé Métamorphose et confié à l’organiste Thomas Monnet, des pages écrites par des musiciens appartenant à cinq nationalités différentes, parties prenantes au conflit mondial. Le Néerlandais Hendrik Andriessen célèbre (en 1918) la Fête Dieu tandis que l’artillerie résonne encore dans le lointain ; le Belge Joseph Jongen qui s’est réfugié en Angleterre semble, dans ses Deux pièces pour orgue, vouloir oublier le conflit qui déchire son pays ; Thomas Monnet a transcrit pour son instrument la fameuse Toccata opus 11 que le Russe Serguei Prokofiev composa en 1912 et qui fut créée en 1916, écho impressionnant ici du conflit qui se déroule alors ; l’ode funèbre pour orgue – Trauerode – de l’Allemand Max Reger, est dédiée « à ceux qui sont tombés au cours de la guerre 1914-1915 ». On retrouve ici les Français Joseph Boulnois dont le fils Michel transcrivit pour l’orgue le Choral en fa dièse mineur qui semble tourner le dos à la tradition dont il est issu, et Maurice Ravel qui, lui, fait référence à l’héritage musical français avec ce Tombeau de Couperin composé pour le piano en 1917 et transcrit pour l’orgue par Thomas Monnet, hommage en une suite de six danses aux compositeurs des Lumières, mais aussi aux musiciens et artistes tombés au front. Toutes ces œuvres de caractères fort divers sont traduites remarquablement par Thomas Monnet à l’orgue Stahlhuth Jann de Dudelange au Luxembourg qui gronde puissamment sous son titre très évocateur, entre angoisse et renaissance.
CD VI Métamorphose, Th. Monnet, orgue, 1 CD Hortus 706.
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Sous le titre Les altistes engagés, ce septième album propose des œuvres de musiciens mobilisés (Hindemith ou Florent Schmitt), engagé volontaire (Vaughan Williams) ou au service d’une organisation humanitaire (Koechlin), qui continuèrent à composer, ici pour l’alto, instrument tout de réserve et d’émotion contenue, que joue fort bien Vincent Roth accompagné par Sébastien Beck sur un piano Érard (1879) qui appartint à Fauré. Du Britannique Ralph Vaughan-Williams on entendra la belle Romance pour alto et piano, œuvre posthume qui date probablement du tout début de la guerre (le compositeur a quarante-et-un ans et s’est engagé comme brancardier), entre mélancolie et angoisse frémissante. De l’Allemand Paul Hindemith excellent altiste, tout jeune au début du conflit (19 ans) et orphelin dès 1914, on entendra également l’une de ses quatre sonates pour alto seul, la Sonate opus 11 n°4, qui s’inscrit dans la plus pure tradition germanique et que le public français ne découvrira qu’après la guerre. Le compositeur français Florent Schmitt, mobilisé à Toul, écrivit alors sa Légende pour alto et piano (qu’il orchestra par la suite) créée en 1919, marquée au coin d’un orientalisme exacerbé, où « la voix grave (de l’alto) contraste avec le scintillement de l’orchestre » (ici le piano) selon les mots mêmes du musicien. Quant à Charles Koechlin qui mit toute son énergie à défendre les jeunes musiciens de son temps, il s’engagea comme infirmier au service de la Croix-Rouge, cessa d’abord de composer pour ne reprendre l’écriture qu’à la fin de 1914 : sa Sonate pour alto et piano fut créée en février 1915 lors d’un récital donné au profit les blessés et réfugiés ; elle témoigne des souffrances générées par le conflit. Superbe album, fort bien interprété, consacré à des musiciens témoins de leur temps.
CD VII, Les altistes engagés, V. Roth, alto, S. Beck, piano, 1 CD Hortus 707.
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Le huitième album, Célébrations, nous transporte en la cathédrale Saint-Louis de l’Hôtel des Invalides à Paris où Philippe Brandeis fait retentir son orgue pour des pièces composées par une pléiade de musiciens, certains tombés les armes à la main comme le Français Kriéger tué le 7 septembre 1914, trois jours après Albéric Magnard – sa Toccata composée à la veille du conflit est éclatante de lumière -, ou déjà évoqués, le Belge Dewaere, mort en novembre 1914 des suites de ses blessures – il avait fait retentir peu avant ses Bourdons de Notre-Dame de Courtrai – et l’Australien Kelly, tué lors de la bataille de la Somme en 1916 – son Christmas Prelude tout de charme apaisé avait été composé l’année précédente alors qu’il revenait de la Bataille de Gallipoli. Du jeune Hindemith mobilisé dans l’armée allemande, on entendra Deux pièces pour orgue composée en 1918 et récemment redécouvertes, de belle facture, de la Française Nadia Boulanger, une Pièce sur des airs populaires flamands évoquant une région dévastée par les combats, de l’Irlandais Stanford une Sonate pour orgue « Eroica » évoquant, elle, en un vigoureux triptyque, les villes martyrs que furent Reims et Verdun et les armées au combat. L’Anglais Howells composa en 1918 sa Rhapsody n°3 en ut dièse mineur bouillonnant du tumulte engendré par un raid de zeppelin ; de l’Américain Harvey Gaul enfin, organiste à Pittsburg (USA), son Chant for the Dead Heroes dédié à deux soldats tombés au front complète ce panorama ; à quoi se joignent Charles-Marie Widor avec son Salvum fac populum tuum mobilisant, outre l’orgue, trompettes, trombones et timbales, œuvre de 1916, visant à rassembler dans la lutte le peuple de France, et Marcel Dupré dont le Poème héroïque pour cuivres, tambour et orgue, composé en 1935 et créé en la cathédrale de Verdun reconstruite, fut dédié à la mémoires des morts de la Grande Guerre. Remarquable interprétation de Philippe Brandeis et des Cuivres de la Garde Républicaine dirigés par son chef Sébastien Billard.
CD VIII, Célébrations, Ph. Brandeis, orgue, Cuivres de la Garde Républicaine, S. Billard, direction, 1 CD Hortus, 708.

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