Le Baroque en Musique

Le Baroque en Musique

Si l’on définit le baroque comme l’art du mouvement, toute musique étant par essence mouvement devrait être considérée comme baroque. Il convient donc de s’entendre sur les caractères originaux de la musique que l’on dit baroque. Historiquement, il s’agit de la musique composée après la Renaissance, issue pour partie d’une réflexion sur l’art littéraire, théâtral et musical tel qu’il fut – ou que l’on croyait qu’il fut – dans l’Antiquité. On constate que les genres musicaux acquirent une autonomie de plus en plus grande de la seconde moitié du XVIe à la fin du XVIIIe siècle. Il convient de souligner la prééminence dans ce domaine aussi de la péninsule italienne à l’origine de la plupart des genres musicaux modernes ; il n’est pas exagéré de dire que l’Italie exerça à cette époque un véritable magistère, une sorte d’imperium, sur l’Europe musicale.

Un double phénomène se fit jour dès l’aube du XVIIe siècle, qui se développa tout au long de l’époque moderne :

  • On assista  à l’émancipation des instruments jusque là réduits presque exclusivement au rôle d’accompagnateurs des chanteurs – que ce fût dans les églises ou les palais. Cela tint au fait que les instruments connurent des perfectionnements sensibles qui en rendirent la pratique plus aisée et les sonorités plus belles. Ce fut le cas tout particulièrement des instruments à cordes. Le violon résulta très probablement de la transformation au cours du XVIe siècle à Lyon d’un instrument très prisé à la fin du Moyen-Age, le rebec. Très vite les Italiens s’en emparèrent et deux écoles rivales en fabriquèrent qui connurent rapidement une grande renommée, celles de Brescia et de Crémone : cette dernière vit naître des dynasties de luthiers célèbres, les Amati, les Guarnieri, les Stradivari. A côté du violon, vit le jour l’alto, le ténor (aujourd’hui disparu), la basse (ou violoncelle) et la contrebasse qui détrônèrent les violes mais aussi les luths, théorbes ou chitarrones (dont on joua pourtant jusqu’au XVIIIe siècle dans les salons, notamment en France : on songe aux compositions de Marin Marais ou de Monsieur de Sainte-Colombe qu’évoque le film « Tous les matins du monde » d’Alain Corneau). Le succès de la famille des violons  tint au fait qu’ils furent dès l’origine à peu près parfaits et qu’ils composèrent des ensembles tout à fait harmonieux dont s’emparèrent les compositeurs qui leur confièrent un rôle éminent dans leurs musiques. Ainsi de Monteverdi qui introduisit le violon dans son Orfeo. On écrivit bientôt des musiques pour ces seuls instruments, comme le fit le vénitien Salomone Rossi qui composa la première sonate pour les seuls instruments à archets ; on distingua bientôt les Sonate da camera (incluant parfois des suites de danses) des Sonate da chiesa. Les musiciens acquérant une maîtrise de plus en plus grande de leurs instruments (notons toutefois que le vibrato fut une acquisition tardive)), les compositeurs n’hésitèrent plus à écrire des œuvres pour solistes ou sous forme de concerti grossi. Ce fut le cas de Corelli puis de Viotti, Geminiani, Locatelli, Tartini, Albinoni pour le violon ou Boccherini pour le violoncelle et bien sûr le plus célèbre entre tous, le Prêtre Roux, le Vénitien Antonio Vivaldi qui composa au vrai pour tous les instruments !

Ces compositeurs italiens furent bientôt imités par les musiciens de l’Europe entière : songeons à la famille Bach, à Telemann, à Haendel et plus tard à Haydn et Mozart ou encore, en France, à Charpentier, Delalande, Corette, les Couperin, Rameau…Parallèlement se perfectionnèrent les instruments à vent : bois (flûtes, hautbois, cor anglais, basson, dotés de clefs, sans oublier cette merveilleuse invention du XVIIIe siècle que fut la clarinette amoureusement adoptée par Mozart) et cuivres (cors, trompettes, trombones tous progressivement munis de clefs ou de pistons), l’ensemble de ces instruments constituant finalement l’orchestre tel que nous le connaissons aujourd’hui sous l’appellation « Mozart ». Le quatuor à cordes ou la symphonie atteignirent leur perfection à la fin de l’époque baroque sous la plume de Joseph Haydn.

On ne saurait négliger l’essor prodigieux des instruments à clavier (orgue et clavecin) qui bénéficièrent rapidement d’un immense répertoire d’œuvres de très grande qualité. Les Français Couperin et Rameau s’illustrèrent dans ce domaine, mais le maître incontesté fut Domenico Scarlatti auteur de plus de 500 sonates. Ce fut vers le milieu du XVIIIe siècle que le Padouan Cristofori inventa le pianoforte appelé à détrôner le clavecin lorsqu’il se transforma en piano (le legato qu’ignore techniquement le clavecin fut un progrès considérable). Notez que les compositeurs étaient à l’affût de tous les perfectionnements susceptibles d’améliorer la qualité sonore des instruments ; c’est ainsi que Mozart adopta, on l’a dit, la clarinette, mais aussi le pianoforte infiniment plus expressif selon lui que le clavecin.

  • Mais tout au long de l’époque baroque et jusqu’à l’aube du XIXe siècle, le genre musical par excellence demeura l’opéra (sa forme religieuse étant l’oratorio) : un musicien ne jouissait de quelque estime auprès du public qu’après avoir composé un opéra qui, comme son nom l’indique, est véritablement le chef-d’œuvre (opera en italien veut dire œuvre). L’opéra, peut-être une des formes les plus achevées du Baroque, faisait appel pour sa réalisation à ces mêmes artistes qui bâtissaient, ornaient de peintures et de sculptures, églises et palais, places et fontaines. Symbole de l’époque baroque l’opéra était un art d’illusion par excellence, parfaitement artificiel – on s’y exprime en chantant ! – qui mettait en scène des personnages mythiques pour exalter la puissance et la gloire d’un souverain. Ce genre nouveau fit son apparition à l’aube du XVIIe siècle ; il procédait des réflexions des poètes, philosophes, philologues grecs et latins réunis autour du Comte Bardi en sa Camerata florentine, sur la manière dont les Anciens en Grèce plus qu’à Rome du reste jouaient la tragédie ou la comédie. L’opéra naquit de ces réflexions. C’était une représentation théâtrale mobilisant autour d’un livret mis en musique musiciens, chanteurs, peintres, sculpteurs, décorateurs. On mettait l’accent sur la monodie et l’importance du texte et des sentiments qu’elle exaltait (Prima la parola dopo la musica : le texte d’abord, la musique ensuite). Un style nouveau se fit jour (le stile rappresentativo) où les acteurs tout à la fois tragédiens, comédiens et chanteurs s’exprimaient en parlar cantando (ils parlaient en chantant) soutenus par les accents de quelques instruments de musique. Ils étaient peu nombreux au départ, pour la simple raison que l’opéra n’avait pour public que le petit nombre d’aristocrates lettrés qui se réunissaient dans les galeries des palais ou de petits théâtres privés tel l’Olimpico de Vicence édifié par Palladio à la fin du XVIe siècle pour voir et entendre des œuvres (opere) nées de la volonté des princes mécènes (cf. le « Décor de ville pour la Vénus jalouse » de Torelli, qui offre l’illusion de la…réalité ! ou cette perspective décentrée, imaginée par Francesco Galli Bibiena pour le nouveau théâtre de Bologne en 1703)). Pour cette même raison la voix des interprètes n’avait pas à être très puissante mais devait être expressive. Bientôt le genre nouveau donna naissance à un chef d’œuvre, L’Orfeo de Monteverdi (1607) et se répandit à travers toute la péninsule avec un succès qui ne devait plus se démentir. Un quart de siècle plus tard, le pape Urbain VIII Barberini fit édifier dans son palais une salle à laquelle on attribua (sans doute exagérément) 3000 places (1632). Au bout de trois décennies (1637), se produisit une révolution considérable à Venise (qui s’affirma comme la capitale du genre durant tout le XVIIe siècle) : on vit s’ouvrir le théâtre San Cassiano, premier théâtre public payant : désormais, à côté des mécènes princiers qui entretenaient des musiciens à leur service, le public serait juge lui aussi de la qualité des œuvres proposées. Venise, au milieu du XVIIe siècle ne compta pas moins d’une douzaine de salles fonctionnant ensemble ; il y en aurait seize à l’aube du XVIIIe siècle.

Tous les princes souverains de la péninsule et bientôt de l’Europe entière eurent à cœur de disposer de leurs propres théâtres dans leurs palais ou dans leur capitale ; l’opéra, en effet, leur apparut bien vite comme exaltation du pouvoir monarchique qu’ils incarnaient, et dont il était l’expression visible. A l’époque baroque, on l’a dit, on ne saurait concevoir de manifestation princière (anniversaire, mariage, accueil de souverain étranger, etc) sans opéra (voir le tableau de Giovanni Paolo Pannini représentant un décor pour le théâtre Argentina de Rome, à l’occasion du mariage du Dauphin de France, 15 juillet 1747). Les sujets choisis par les librettistes visaient à affirmer la puissance des souverains face à leurs courtisans, leurs sujets ou … leurs invités ! En ville, là où le théâtre était ouvert au public, et donc payant, c’était le pouvoir de l’aristocratie et de la riche bourgeoisie qui s’y manifestait. Les mécènes d’abord sans qui il n’y aurait eu d’opéras, mais aussi ceux qui s’offraient aux spectateurs dans ces loges ou fauteuils qu’ils avaient acquis et qu’ils se transmettaient de génération en génération : le spectacle n’était pas seulement sur la scène, il était aussi dans la salle, à moins qu’on ne s’y dissimulât derrière des grilles pour demeurer incognito. L’élargissement du public ne fut pas sans conséquence sur le genre lui-même.

Primitivement, on l’a dit, la musique épousait le mouvement même de la vie ; l’action que les récitatifs énonçaient pouvait s’arrêter pour permettre aux personnages d’exprimer leurs sentiments en des airs (arie, solo, duo ou ensembles) qui en suspendait le déroulement. Le chœur disait souvent les réactions du peuple à tel événement ou passion affectant les protagonistes. Peu à peu on accorda une importance de plus en plus grande aux airs des chanteurs solistes qui jouirent d’un véritable culte (divinisés, on leur attribua l’expression divo, pour les hommes, et diva, pour les femmes) et ce au détriment des chœurs et des récitatifs, ce qui permit aux chanteurs d’étaler leur virtuosité vocale, en des duels épiques arbitrés par les mélomanes de tous poils ! et spécialement aux castrats qui connurent alors les faveurs du public. Ils se virent confier les plus beaux rôles, évolution qui s’accéléra au XVIIIe siècle lorsque Naples devint la capitale de l’opéra (avec 23 salles !) sous l’impulsion du Palermitain Alessandro Scarlatti qui fixa les formes de l’aria a da capo qui offrait au soliste virtuose l’occasion de se mettre en valeur ; en même temps il diversifia et enrichit l’orchestre dont il sut à merveille varier les couleurs. Art de convention par essence, l’opéra baroque confiait, ce qui peut surprendre, les rôles de nobles souverains ou de guerriers héroïques aux voix aiguës, castrats (d’abord à Rome, l’Eglise interdisant aux femmes de se produire sur scène) ou femmes travesties, les ténors tenant des seconds rôles souvent peu reluisants et les basses se cantonnant dans les pères nobles ou les barbons, voire les sages conseillers. Une réaction devait se produire à la fin de la période par un retour aux sources monteverdiennes mais aussi par la montée en puissance, à côté de l’opera seria, de l’opera buffa qui, d’intermède au cœur du premier, allait acquérir plein droit de cité au cours du Siècle des Lumières, à l’époque néo-classique.

D’Italie, l’opéra gagna dès le XVIIe siècle toute l’Europe et conquit toutes les capitales, à l’exception de Paris (ou, à la fin du siècle, Versailles) en dépit des efforts de Mazarin qui invita plusieurs compositeurs de Rome dont il était originaire (Cavalli et Rossi entre autres) à y présenter leurs œuvres ; ce fut ainsi qu’Ercole amante de Cavalli, œuvre allégorique où figuraient le Roi Louis XIV et la Reine Marie-Thérèse, fut monté à Paris en 1662. Le genre toutefois ne s’y acclimata pas. Il n’en demeure pas moins que ce fut un Italien J.-B. Lulli qui inventa l’opéra à la française, la tragédie-ballet qu’il illustra brillamment : on a pu voir son opéra Cadmus et Hermione en octobre 2001 à l’Opéra d’Avignon. En revanche Vienne accueillit très favorablement les musiciens italiens. Caldara et Vivaldi y finirent leurs jours, Antonio Salieri dont on fit à tort le concurrent de Mozart, y fit toute sa carrière non sans avoir adopté le style de … Gluck ! Le plus grand auteur de livret du XVIIIe siècle fut Pietro Trapassi (1698-1782), le célèbre Métastase. Et n’oublions pas que Haendel tout comme Johann-Christian Bach firent l’essentiel de leur carrière à Londres en composant des ouvrages… italiens.

  • Le pendant, sur le plan religieux, de l’opéra fut l’oratorio né d’une pratique religieuse nouvelle : les sermons suivis de méditations entrecoupées de musique en ces lieux de prières créés à Rome par le Florentin Filippo Neri, les oratoires (d’où le nom de ces musiques qu’on y joua). Au vrai, l’oratorio apparut bel et bien comme du théâtre sacré, à l’instar des œuvres composées par Haendel pour les fidèles anglais. L’opéra et l’oratorio connurent une vogue qu’on aura quelque peine à imaginer aujourd’hui : le public aspirait à entendre incessamment des œuvres nouvelles : il ne se passait pas de semaines sans qu’on créât opere serie, opere buffe, oratorii dans chaque salle ou oratoire d’Italie ou d’Europe. Il était rare d’entendre deux fois de suite une même œuvre ; aussi nombre de musiciens reprenaient des compositions antérieures pour les amalgamer en de nouvelles partitions. Ce ne fut qu’à la fin du XVIIIE siècle qu’on prit l’habitude de redonner les œuvres qui avaient connu un franc succès lors de leur création : Il matrimonio segreto de Cimarosa créé à Vienne en 1792 plut tellement à l’Empereur Léopold II qu’on dut le bisser en entier le soir même de sa création ! On le joua ensuite à Naples plus de cent fois en cinq mois (1793) !

Notons enfin que c’était au cours du Carnaval que l’on créait à l’âge baroque les opéras (et les pièces de théâtre, celles de Goldoni ou de Gozzi…);  les fêtes étaient alors une dimension essentielle de la culture européenne et ceci valait spécialement pour l’Italie où elle masquait là l’impuissance politique des princes locaux, alors qu’ailleurs elle célébrait le pouvoir bien réel des souverains ;  en tout cas elles revêtaient, dirait-on aujourd’hui, une dimension médiatique essentielle pour les monarques face à leurs sujets.

Art d’illusion sans doute, le baroque était aussi création permanente, donc un art essentiellement et profondément moderne, sans nostalgie pour un passé qui ne pouvait être que mythique, résolument tourné vers l’avenir dès lors qu’il ne remettait pas en cause l’ordre établi…

Philippe Gut

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