Les Femmes et l’Opéra – 1 – Médée personnage flamboyant

Les Femmes et l’Opéra – 1 – Médée personnage flamboyant

De tous les héroïnes féminines de la mythologie grecque, Médée est sans doute celle qui a le plus fasciné les compositeurs et librettistes d’opéras. Il faut dire que la légende de cette femme immortalisée par Euripide a de quoi alimenter la dramaturgie dès les lendemains de la Renaissance, et d’abord en Italie. Rappelons en quelques mots son histoire qui servit en tout ou partie de trame pour les livrets des opéras dont elle fut l’héroïne le plus souvent en compagnie de Jason. Médée, fille d’Aétès roi de Colchide (au sud-est du Pont Euxin, actuelle Mer Noire), d’une Océanide ou d’Hécate, déesse de la nuit, selon les sources, était une magicienne ; elle vint en aide à Jason, héros grec légendaire lui aussi, venu, à la tête des Argonautes, conquérir la Toison d’Or. Éprise de Jason qui souhaitait l’épouser, Médée endormit le serpent gardien de cette toison dont elle s’empara et tous deux s’enfuirent avec leur butin mais Abyrtos le frère de Médée se lança à leur poursuite ; celle-ci le tua, le découpa en morceaux qu’elle jeta derrière eux retardant ainsi l’armée qui les pourchassait : en effet, les soldats recueillirent les restes du malheureux pour les inhumer. De retour en Thessalie, son pays natal, Jason apprit que son demi-frère Pélias avait provoqué la mort de ses parents. Pour venger son amant, Médée, de magicienne qu’elle était, se mua en sorcière : devant les filles de Pélias elle jeta au feu un bélier qui, régénéré, se transforma en agneau ; à l’instigation de Médée, celles-ci firent subir le même sort à leur père afin de le rajeunir mais il mourut consumé dans les flammes. Quant à Jason, infidèle et nullement reconnaissant des bienfaits que, tout au long de leur idylle, lui avait apportés Médée, qui en outre lui avait donné deux enfants, il décida, pour des raisons politiques, d’épouser Glaucé (appelée aussi Créüse) fille du roi de Corinthe ; Médée furieuse envoya à la royale fiancée de Jason une robe imprégnée d’un onguent de sa composition : au contact de cette robe splendide, Glaucé prit feu et son père qui se précipitait pour la sauver brûla avec elle ; pour parfaire sa vengeance Médée poignarda les deux fils qu’elle avait eus de Jason et disparut emportée par un char que lui aurait envoyé son grand-père le Soleil ! Elle se retrouva à Athènes où elle épousa Égée non sans avoir tenté de tuer le fils de celui-ci, Thésée. D’Égée elle eut un fils ; en sa compagnie, elle rentra en Colchide sa patrie où elle pratiqua à nouveau la magie…
Médée porte en elle les plus terribles transgressions qui s’enchaînent inéluctablement : elle quitte l’Orient paternel pour le monde civilisé que symbolise la Thessalie patrie de Jason ; ainsi elle trahit son père, puis, en fuyant, assassine son frère, et de magicienne bénéfique qu’elle était en Colchide devient magicienne maléfique au pays des sorcières, la Thessalie terre natale de son amant qu’elle aime à la folie puis qu’elle hait avec une égale vigueur furieuse, quand elle découvre sa trahison ; ivre de vengeance, elle va jusqu’au meurtre de ses propres enfants qui sont aussi ceux de Jason. On comprend qu’un tel personnage ait pu fasciner les dramaturges au premier chef (mais également les plasticiens), à commencer par Euripide au Ve siècle avant J.-C (celui de Périclès) suivi au 1er siècle de notre ère par Sénèque, entre autres.

Les métamorphoses de Médée
À la suite d’Euripide, et après les Espagnols Lope de Vega et Caldéron qui l’évoquèrent tour à tour, Pierre Corneille écrivit une Médée qui fut aussi sa première tragédie, en 1635, un an avant Le Cid, fortement inspirée par Euripide. En Italie, dans le droit fil de Monteverdi, Cavalli en 1649 (dans son Giasone) s’empare de ce personnage pour lequel il écrivit ce qui fut sans doute la première scène de folie à l’opéra ; un quart de siècle plus tard Giannettini à son tour composait une tragédie lyrique sur ce sujet (Medea in Atene, 1675), suivi en Allemagne par Kusser en 1692 (Jason). L’année suivante, en France, Marc-Antoine Charpentier donnait sa Médée, une tragédie lyrique créée le 4 décembre 1693 sur un livret de Thomas Corneille, largement inspiré de la tragédie de son frère Pierre ; cet opéra, on le sait, fit une forte impression en son temps ar son côté dramatique et connut un grand retentissement. Ce fut sans conteste la première grande œuvre lyrique sur ce sujet. Vingt ans plus tard, c’était le compositeur François-Joseph Salomon (1649-1732), natif de Toulon et passé au service de la famille royale qui écrivait son premier opéra à 52 ans (1713) intitulé Médée et Jason, reprenant comme ses prédécesseur les mêmes thèmes, celui des amours contrariées et de la jalousie furieuse de Médée. À Londres, au King’s Theater dont il venait de prendre la direction, le compositeur vénitien Giovanni Battista Pescetti (1704-1766) monta avec succès son opéra La Conquista del Velo d’Oro (La conquête de la Toison d’Or) où l’on retrouvait évidemment Médée. Sur ce même sujet le compositeur napolitain d’origine espagnole Davide Perez (qui fit une bonne partie de sa carrière au Portugal où il mourut) écrivit un opéra créé lors du Carnaval de Gênes en 1744.
Quelques années plus tard, en 1775, mais à Gotha en Prusse, le compositeur tchèque Benda inscrivit une Médée dans une forme nouvelle qu’il maîtrisait parfaitement et appelée melodrama (ou duodrama) où une musique de scène accompagnait un texte parlé ; cette œuvre fut fort appréciée de ses contemporains parmi lesquels se trouvait Mozart pour d’indéniables qualités dramatiques. Onze plus tard encore, en 1786, le compositeur italien Andreozzi composait un opera seria mettant en scène Médée dans le plus pur style napolitain tandis que la même année compositeur allemand Vogel installé à Paris montait à l’Opéra une tragédie lyrique, La Toison d’or, dédiée à Gluck et dans le style de son dédicataire qui n’était déjà plus à la mode et qui ne fut guère appréciée quoique non dénuée de talent.

Médée héroïne romantique
À Paris, sous le Directoire, était créé le 13 mars 1797 au Théâtre Feydeau un opéra en trois actes intitulé Médée, sur un livret de Hoffmann d’après Euripide et Corneille, avec dialogues parlés, qui allait faire le tour de l’Europe au cours du XIXe siècle (en 1855, lors de la création à Francfort, les dialogues parlés furent remplacés par des récitatifs chantés dus à Lachner ; toutes les autres créations s’appuyèrent par la suite sur cette révision) ; la musique en était signée Luigi Cherubini et l’on considère que le musicien italien, établi à Paris où il fit la brillante carrière que l’on sait, composa là le premier grand opéra romantique, mettant l’accent avec force sur le désir amoureux, désespéré, de Médée dont le rôle exige une chanteuse qui soit aussi une grande tragédienne. Durant la seconde moitié du XXe siècle, cette œuvre fut montée à maintes reprises ; ainsi, lors du Mai musical florentin 1953, Maria Callas incarna de façon impressionnante la Medea (version italienne) de Cherubini, rôle qu’elle enregistra ensuite et qu’elle interpréta puissamment à l’écran dans la version très personnelle de Pasolini (1969).
Quatre compositeurs s’emparèrent à leur tour de l’héroïne d’Euripide au XIXe siècle : successivement Mayr qui vit créer sa Medea in Corinto à Naples en 1813 (livret de Romani qui s’inspire fortement de Corneille avec des emprunts à Sénèque) avec la Colbran dans le rôle-titre que reprit à travers toute l’Europe la Pasta ; trois décennies pus tard (1843) le prolixe Pacini composa lui aussi une Medea dans le style séria, fidèle à la légende ; peu après Mercadante composait une Medea très antiquisante sur un livret de Romani et Cammarano, œuvre solidement écrite qui fit l’admiration de nombre de ses contemporains ; enfin la compositrice française (d’origine britannique par son père) Augusta Holmès, entre deux composition d’inspiration patriotique, composa un drame symphonique (pour voix solistes, chœur et orchestre) intitulé Les Argonautes où elle campait une Médée amoureuse et jalouse, favorablement accueilli et qui lui valut le Prix de la Ville de Paris avec la mention très honorable !
Le mythe revisité
AU XXe siècle, on retiendra que l’Opéra de Paris en 1940, en pleine débâcle, confia la mise en scène de l’opéra Médée de Darius Milhaud à Charles Dullin (costumes d’André Masson), Marisa Ferrer incarnant Médée sous la houlette de Philippe Gaubert; cette œuvre, composée sur un livret de Madeleine Milhaud qui, après bien d’autres, s’inspira et de la légende et d’Euripide, avait été créée dans une version flamande en octobre 1939 à Anvers ; elle sera reprise à paris en 1968. À bien des égards c’est là un retour aux sources antiques avec notamment une forte présence du chœur. Cet opéra s’inscrit dans cette part de l’œuvre de Milhaud qui revisite les mythes de l’Antiquité (Les Malheurs d’Orphée, 1924, L’Orestie achevée durant les années Vingt et ses « opéras-minute » l’Enlèvement d’Europe, l’Abandon d’Ariane, la Délivrance de Thésée). Après la Seconde Guerre mondiale, l’héroïne colchidienne inspira encore des musiciens. Tel le britannique Gavin Bryars, contrebassiste et compositeur « post-musique minimaliste » dont on monta à l’Opéra de Lyon en 1984 une Médée mises en scène par Bob Wilson. Tel encore Pascal Dusapin qui est sans doute un des compositeurs français d’aujourd’hui parmi les plus doués et en tout cas des plus joués. Il reçut en 1991 une commande de La Monnaie de Bruxelles pour une œuvre courte destinée à être présentée en regard de Didon et Énée de Purcell. Sur un texte du dramaturge allemand Heiner Müller, Medeamaterial, il composa un bref opéra, Médée (ou Medea en allemand) d’une grande intensité dramatique exigeant pour le rôle-titre une soprano colorature puissante. Cet opéra fut créé en 1992 à La Monnaie sous la direction de Marcus Creed et dans une mise en scène et chorégraphie de Sasha Waltz, spectacle repris en 2007 au Grand Théâtre de Luxembourg et en 2009 à Lille ; en 2008 ce fut à Gennevilliers dans une mise en scène d’Antoine Gindt avec l’orchestre de François-Xavier Roth et retour à Bruxelles en 2010 ! Rarement compositeur contemporain aura ainsi vu une de ses œuvres reprise aussi fréquemment. Tel enfin Rolf Liebermann qui, après avoir dirigé l’Opéra de Paris se remit à la composition et écrivit en 1995 (revue en 1998 pour la version définitive en trois actes) une Medea d’après le roman de l’écrivain tchèque Ursula Haas. Le mythe est amplement modifié puisque ici Médée n’a pas d’enfant et refuse d’enfanter quoique enceinte ; quant à Jason, il renonce à Médée non pas pour une autre femme mais pour un homme ; cet opéra fut représenté en 2002 au Palais Garnier avec Jeanne-Michèle Charbonnet dans le rôle-titre, mise en scène de Jorge Lavelli, Daniel Klajner au pupitre (six représentations).
Notre XXIe siècle avait trois ans lorsque fut créé à l’Opéra de Lyon la Médée de Michèle Reverdy sur un livret de Stefan Fritsch et Bernard Banoun d’après Médée. Voix de Christa Wolf qui revisitait très librement le mythe de la belle Colchidienne interprétée avec force par et émotion par Françoise Masset dans une mise en scène de Raoul Ruiz, très expressive, et la direction musicale de Pascal Rophé très au fait de la musique vivante ; cette belle œuvre connut six représentations à l’aube de 2003. Enfin ce fut Angelin Prejlocaj qui s’empara du mythe dans un ballet monté en création mondiale au Palais Garnier en novembre 2004 sur une musique de Mauro Lanza. C’est assez dire que ce mythe fondateur reste toujours vivant.

Philippe Gut

Discographie.
– Marc-Antoine Charpentier, Médée, Les Arts Florissants, dir. W. Christie (Erato)
– Luigi Cherubini, Médée (version originale), Tamar, Ciofi, Lombardo, dir. Fournillier (Live, Nuova Era); (version italienne) Callas, Scotto, Pirazzini, dir. Serafin (EMI)
– Giovanni Simone Mayr, Medea in Corinto, Eaglen, Kenny, Ford, dir. Parry (Opera Rara).
– Giovanni Pacini, Medea, Omilian, Lippi, Panajia, dir Bonynge (Arkadia)
Médée furieuse (œuvres de Clérambault, Duphly, Lully, Gianettini, Bernier), Stéphanie d’Oustrac, mezzo-soprano, Ensemble Amarillis (Ambroisie).

Étude parue dans la Revue OPMUDA n°115, décembre 2010, p.2-4.

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