Les Femmes et l’Opéra – 3 – du Siècle des Lumières à la République bourgeoise, deux « marginales » : Manon et Carmen

Les Femmes et l’Opéra – 3 – du Siècle des Lumières à la République bourgeoise, deux « marginales » : Manon et Carmen

D’abord friand d’histoire mythologiques puis de gestes héroïques, le public amateur d’opéra s’embourgeoise petit à petit en même temps qu’il s’élargit sociologiquement dès la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe ; destiné initialement aux grands de ce monde, princes et aristocrates de haut rang, l’opéra s’ouvre progressivement, on le sait, à d’autres catégories sociales, bourgeoisie du négoce et de la banque puis de l’artisanat et, au XIXe siècle, aux tenants de l’industrie ; grande et petite bourgeoisies viennent dès lors goûter aux plaisirs du théâtre lyrique qui, des palais princiers, s’est transporté, dès le second tiers du XVIIe siècle, à Venise d’abord, dans des salles de théâtre spécialement dédiées à cet art musical raffiné. Les sujets qu’on y aborde se font plus prosaïques, mettant en scène des personnages historiques plus ou moins proches ou appartenant à la société quasi contemporaine, ici à l’instar des romanciers tels que, en France au XVIIIe siècle, Lesage, Marivaux ou l’abbé Prévost mais aussi Diderot, Bernardin de Saint-Pierre, Restif de la Bretonne ou Choderlos de Laclos.

Manon ou l’innocence perverse.

L’abbé Prévost retiendra notre attention car il est l’auteur d’un roman immortel, un des chefs d’œuvre de la littérature française intitulé La véritable Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. C’est un témoignage lucide sur les mœurs  de l’époque, et son immoralité, et l’histoire, dans un climat préromantique, d’une passion fatale qui peut se résumer en quelques mots. Le jeune chevalier Des Grieux rencontre la non moins jeune Manon à Amiens : c’est le coup de foudre, il l’enlève et l’emmène à Paris où la jeune femme par amour du luxe le trompe effrontément ; de désespoir Des Grieux se réfugie au séminaire de Saint-Sulpice où Manon court le retrouver et le reconquiert. Ils s’installent à Chaillot et c’est la déchéance de des Grieux qui, exploité par le frère de Manon, contracte des emprunts, triche au jeu et tente, avec l’appui de Manon, de duper un vieil aristocrate qui les fait arrêter. Les deux jeunes gens s’évadent, sont repris ; Des Grieux est libéré mais Manon doit être déportée à la Nouvelle Orléans : c’est le sort réservé aux prostituées. Des Grieux qui échoue à faire évader Manon la suit en Amérique où il se bat en duel pour elle, l’entraîne dans le désert où la jeune femme meurt épuisée, mais purifiée par ses épreuves ! Des Grieux quant à lui, anéanti, rentre en France.

Outre Fromental Halévy qui lui consacra un ballet présenté à l’Opéra de Paris le 3 mai 1830, quatre compositeurs se sont intéressés à l’héroïne sortie de l’imagination de l’abbé Prévost qui avait mis beaucoup de lui-même dans son roman en partie autobiographique. Le premier fut Daniel-François-Esprit Auber, qui avait composé des œuvres à succès telles que Fra Diavolo, Le Domino noir ou Les diamants de la couronne sur des livrets du prolifique Eugène Scribe. En 1855, sous le Second Empire, Auber composait un opéra-comique destiné à la salle parisienne du même nom, Manon, toujours sur un livret d’Eugène Scribe, d’après le roman de l’abbé Prévost amplement revu et abâtardi : seule la fin tragique du roman (la mort de Manon dans le désert de Louisiane) est conservée ce qui ne fut guère du goût du public bourgeois de l’Opéra-Comique auquel cette œuvre était destinée et qui ne connut, après sa création le 26 février 1856, que 63 représentations ; elle ne fut reprise au XXe siècle seulement qu’à Vérone en 1984, cent ans après la création, à l’Opéra-Comique de Paris également, de la Manon de Massenet !

De Massenet…

À l’automne 1881, Massenet refusa un livret d’Henri Meilhac intitulé Phoebé selon lui impossible à mettre en musique ; si l’on en croit le compositeur, ce serait lui qui aurait proposé Manon au librettiste alors au sommet de sa gloire. Un contrat fut signé le 2 février 1882 et Philippe Gille (1831-1901), journaliste au Figaro et lui aussi excellent librettiste, qui travailla pour Bizet, Offenbach, Delibes, Planquette et Lecocq, fut associé à Meilhac pour l’élaboration du nouveau livret. Selon le compositeur, ce fut lui, Massenet, qui eut l’idée de deux des plus célèbres tableaux de l’œuvre : celui de Saint-Sulpice et celui de l’Hôtel de Transylvanie. Il n’en demeure pas moins que des quatre adaptations du roman de l’abbé Prévost, celle de Meilhac et Gille (en 4 actes et 7 tableaux) est la plus proche de l’original, tant au niveau de l’évocation du Siècle des Lumières que sur le plan de la psychologie néanmoins simplifiée des personnages, préservant la jeunesse de Manon et Des Grieux, la naïveté de celui-ci et l’innocente duplicité de celle-là. Notons au passage que Lescaut, de frère de Manon dans le roman, devient son cousin dans l’opéra, moins roué que dans le roman. Massenet, avec un art musical consommé sait restituer le climat d’insouciance du XVIIIe siècle telle que réinventé au XIXe en même temps qu’il exprime en des airs qui sont dans toutes les mémoires, les passions des protagonistes, avec finesse, sans pourtant jamais forcer… la note ! La création eut lieu le 19 janvier 1884 à l’Opéra-Comique de Paris et connut dès la première un véritable triomphe de la part du public alors que les critiques furent sévères. En octobre 1891, la 100e était atteinte, la 200e deux ans plus tard. L’œuvre que les plus grandes sopranos et les plus grands ténors ont voulu chanter dès le lendemain de sa création, quitta l’Opéra-Comique pour le Palais Garnier en 1974. En Manon, telle qu’exaltée par Massenet et ses librettistes, apparaît un personnage féminin typique, hors norme à l’époque, marginal à coup sûr, flattant le désir des hommes, y succombant mais leur échappant à plaisir, égoïste si l’on veut mais libre en tout cas, qui devait prendre place aux côtés d’une autre femme, elle aussi « libérée » et mise en musique neuf ans plus tôt par Bizet, Carmen qu’on retrouvera plus loin.

… à Puccini…

On sait l’intérêt de Giacomo Puccini pour les « petites femmes », victimes de la fatalité,  au destin nécessairement tragique. La première d’entre elles, dans son œuvre, fut Manon qui eut pour « sœurs », on le sait, Mimi, Cio-Cio-San, Giorgetta (Il Tabarro), Suor Angelica, Liu… En dépit des réserves exprimées par son éditeur Ricordi, Puccini stimulé par le succès de l’œuvre de Massenet, tint absolument à mettre à son tour le roman de l’abbé Prévost en musique, en le traitant « à l’italienne », c’est-à-dire en exaltant les passions. Il ne fallut pas moins de sept adaptateurs successifs pour satisfaire le compositeur, les deux derniers étant Giocosa et Illica qu’on retrouverait à l’œuvre dans trois autres opéras majeurs du compositeur. Manon Lescaut, drame lyrique en 4 actes de Puccini, fut créé le 1er février 1893 au Teatro Regio de Turin, une semaine avant la création de l’ultime opéra de Verdi, Falstaff, celui-ci à la Scala de Milan. Ce fut un triomphe pour celui qu’on considérait d’ores et déjà comme le digne successeur de Verdi précisément et Manon Lescaut fut bientôt monté sur les plus prestigieuses scènes lyriques du monde. En France cet opéra fut créé à Nice en 1906 puis au Châtelet de Paris en 1910. Comme pour l’opéra de Massenet il n’est point une soprano ou un ténor qui n’ait voulu chanter les rôles de Manon et de Des Grieux. À la différence de Verdi qui ignore superbement l’apport wagnérien au monde lyrique, Puccini l’adopte mais l’adapte à son génie propre, passant de l’univers des idées (Wagner) à celui des sentiments, des passions, mettant l’accent sur la psychologie des personnages, ce qu’il traduira en musique par une orchestration d’une grande richesse, d’une grande fluidité et un sens mélodique ineffable. Pour ce qui concerne Manon Lescaut, Puccini et ses librettistes, prirent beaucoup de liberté avec le roman original. Alors que Massenet comme l’abbé Prévost mettait l’accent sur la jeunesse des protagonistes, chez Puccini Manon comme Des Grieux a déjà quelque peu mûri et elle jouit d’une autonomie psychologique qui faisait défaut à celle de Massenet. Elle n’en demeure pas moins avide de plaisirs et de richesses tout en voulant sauvegarder son amour pour Des Grieux mais c’est ici sa passion pour les bijoux qui lui est fatale. Déportée elle meurt « sola, perduta, abbandonata » (seule, perdue, abandonnée) dans le désert près de La Nouvelle Orléans, où néanmoins Des Grieux peut recueillir son denier soupir.

Le 8 mai 1894, à l’Opéra-Comique, Massenet donnait une suite à son œuvre composée dix ans plus tôt, un opéra en un acte intitulé Le Portrait de Manon, sur un livret de Georges Boyer où il mettait en scène un Des Grieux vieillissant, hanté par le souvenir de Manon ; celui-ci élève selon des principes rigoureux, le mettant en garde contre les méfaits de l’amour, un jeune aristocrate Jean de Morcerf qui est hélas amoureux d’Aurore la pupille de son ami Tiberge ; à Des Grieux qui veut empêcher leur union, Aurore apparaît dans la robe que portait Manon au premier acte de l’opéra éponyme ; Tiberge lui apprend qu’Aurore n’est autre que le fille de Lescaut, le cousin de Manon ! Des Grieux ne peut plus s’opposer à l’idylle entre les deux jeunes gens. Succès public et critique pour cette page lyrique qui figura au répertoire de l’Opéra-Comique (113 représentations !) jusqu’en 1950.

…et à Henze !

Le 17 février 1952, était créé à Hanovre Boulevard Solitude du compositeur allemand Hans Werner Henze, né en 1926 et résidant aujourd’hui en Italie. Il s’initia au sérialisme à Darmstadt après la Seconde Guerre mondiale et y composa ses premières œuvres instrumentales et lyriques. Boulevard Solitude est son premier véritable opéra. Sous ce titre se cache une version modernisée du roman de l’abbé Prévost : en 1950 le metteur en scène Walter Jockisch adaptait l’œuvre de l’écrivain français et ce fut de cette adaptation théâtrale que sa compagne et plus tard son épouse Grete Weil tira le livret de l’opéra mis en musique par Henze. L’action se situe en France dans les années Cinquante du XXe siècle mais le traitement du sujet reste proche de celui du roman écrit deux siècles plus tôt.

On est là dans un monde de marginaux soixante-huitards, ou « junkies » avant la lettre, où l’héroïne, Manon, une adolescente (son frère l’accompagne à Lausanne où elle doit entrer dans un pensionnat chic) qui s’émancipe vite et désire follement les biens d’une bourgeoisie qu’elle méprise, incarnée par un personnage repoussant mais riche et son fils, les Lilaque père et fils ; mais elle aime tout autant passionnément Armand des Grieux, lui aussi jeune bourgeois mais désargenté à qui Lescaut, le frère de Manon, fournit la drogue destinée à lui faire oublier l’inconstance de sa sœur qui retombe dans ses bras à la première occasion. Manon tue Lilaque qui avait découvert des Grieux et Lescaut venus faire main basse sur ses biens ; elle est emprisonnée ; durant son transfert d’une prison à une autre, des Grieux tente de l’entrevoir mais elle passe devant lui, impavide et déjà ailleurs, en l’ignorant. Des Grieux est seul désormais plongé dans une solitude désespérée.

Boulevard Solitude n’est pas sans rappeler Lulu d’Alban Berg dont on parlera plus tard, tant par son sujet que par sa forme ; la mise en œuvre d’une série de douze sons reprise tout au long de l’œuvre est d’une grande richesse sur le plan de l’orchestration traduisant avec force les passions qui animent les protagonistes. Manon apparaît ici comme la synthèse des deux « personnages-miroir » que sont des Grieux incarnant l’amour absolu et Lescaut, le truand criminel, ce que Manon vit et est tour à tour. L’opéra de Henze que les théâtres de Munich et de Hambourg refusèrent, fut donc monté à Hanovre, sans grand succès, dans une mise en scène de Walter Jockisch et des décors de Jean-Pierre Ponnelle ; ce dernier parvint à l’imposer en 1974 à Munich où il le mit en scène à son tour. En France ce fut Antoine Bourseiller qui le monta à Nancy en 1984 puis à Avignon.

Femme fatale et femme libre, Carmen.

Après Auber, mais avant Massenet et Puccini, Georges Bizet avait été séduit par une autre femme vivant en marge de la bonne société, Carmen, personnage atypique et singulier, haut en couleur, partiellement fruit de l’imagination de Prosper Mérimée. Cet écrivain, ami de Stendhal et proche des Libéraux sous la Monarchie de Juillet, devint la plume officielle du Second Empire (il fit se rencontrer Eugénie de Montijo dont il avait connu la famille en Espagne lors de son premier voyage dans la Péninsule ibérique en 1830, et le futur Napoléon III qui l’épousa). Inspecteur des Monuments historiques, fonction qui l’amena à voyager souvent, il recueillit nombre d’anecdotes dont il tira profit sur le plan littéraire, ne reculant pas devant quelque mystification (Le Théâtre de Clara Gazul), sachant mêler habilement romantisme, réalisme, couleur locale et fantastique dans un genre qu’il habita avec talent : la nouvelle. Ainsi Carmen publié en 1845, suite à son second voyage en Espagne (1840), se voulait une évocation des mœurs des gitans d’Espagne mais puisait aussi son inspiration dans un poème de Pouchkine (dont il fut le traducteur ainsi que de Gogol et de Tourgueniev) intitulé Les Tsiganes et dont Rachmaninov devait faire son premier opéra à la fin du siècle.

Ce fut Georges Bizet qui proposa de mettre en musique, pour l’Opéra-Comique, Carmen, proposition accueillie très favorablement par Meilhac et Halévy retenus pour en tirer un livret. Élaguant la nouvelle de Mérimée de maintes anecdotes périphériques, les librettistes de Bizet (qui furent aussi ceux d’Offenbach), écrivirent  en effet un livret d’une remarquable simplicité et d’une construction dramatique rigoureuse que le musicologue Piotr Kaminski résume ainsi (Piotr Kaminski, Mille et un opéras, Paris, Fayard, 2003) : I. Carmen séduit José ; II. Carmen brise José ; III. Carmen abandonne José ; IV. José tue Carmen. On soulignera également le caractère inexorable du drame en remarquant qu’au 1er acte don José rencontre Carmen avant de retrouver Micaëla (personnage issu de l’imagination des librettistes) qu’il ne repousse pas mais qui est déjà presque oubliée ; qu’au 2e acte la rencontre de Carmen avec Escamillo, dont elle repousse les avances certes mais dont l’image reste en sa mémoire, précède les retrouvailles avec don José et que cette image inscrite dans son subconscient prendra forme lorsque José refusera d’abord d’accomplir par devoir ce à quoi il succombera par jalousie : déserter pour rejoindre les contrebandiers ; image qui devient réalité quand enfin la relation des deux amants se dégrade rapidement car fondée sur un profond malentendu :  Carmen aime librement et veut être aimée ; elle constate que José la veut posséder plus que l’aimer ; or elle-même choisit qui elle veut aimer et refuse d’être possédée ; d’où l’issue fatale d’une relation sans avenir.

L’originalité de l’œuvre est d’avoir brisé une idée reçue, celle selon laquelle la tragédie lyrique était l’apanage de la « grande boutique » (selon le mot de Verdi), l’Opéra de Paris, tandis que l’Opéra-Comique accueillant un public plus bourgeois, siège des rencontres de jeunes gens destinés à se marier sous l’égide de leurs parents, proposait des pièces plus légères avec dialogues parlés et happy end. D’où l’accueil houleux, que redoutaient les directeur de l’Opéra-Comique, lors de la première représentation, le 3 mars 1875 : le sujet choqua d’abord tout autant que le mélange des genres et la musique parut étrange à nombre de spectateurs, mais le public et la critique bientôt conquis firent de Carmen une des œuvres les plus populaires du répertoire lyrique, à l’étranger d’abord puis en France (nul n’est prophète…). À la Première assistaient bien des confrères de Bizet et de ses librettistes, Vincent d’Indy, Léo Delibes, Charles Gounod, Jules Massenet, Ambroise Thomas, Jacques Offenbach, mais aussi Alexandre Dumas fils (l’auteur de La Dame aux Camélias…) ou Alphonse Daudet (pour lequel Bizet avait écrit la musique de scène de L’Arlésienne auparavant) qui exprimèrent leur admiration tout comme plus tard Brahms, Wagner (et Nietzsche, plus circonspect) ou Richard Strauss mais aussi Tchaïkovski qui sortit fort ému de la représentation du 15 janvier 1876 ; l’œuvre de Bizet ne réapparut sur la scène de l’Opéra-Comique qu’en 1883 pour ne la plus quitter jusqu’en 1959 où elle abandonna la Salle Favart pour le Palais Garnier. Notons que la nouvelle de Mérimée tout comme l’opéra-comique de Bizet a fait l’objet de nombre d’adaptations : pour le cinéma, 18 films (dont Carmen Jones d’Otto Preminger en 1964, Carmen de Carlos Saura avec le ballet d’Antonio Gadès en 1982, La Tragédie de Carmen de Peter Brook en trois versions en 1982 également et Carmen de Francesco Rosi avec Julia Migenes Johnson, Placido Domingo et Ruggero Raimondi en 1983).

Retour aux sources

On sait que le génie de Rachmaninov se révéla précocement dès ses études aux Conservatoires de Saint-Pétersbourg d’abord, de Moscou ensuite. Ce fut là qu’il sollicita à l’âge de 19 ans de se présenter plus tôt que prévu à l’examen de sortie ce que son professeur, Anton Arenski, lui permit, assuré sans doute des dons de son élève. Les impétrants (au nombre de trois) devaient soumettre au jury un opéra en un acte sur un livret de Vladimir Nemirovitch-Danchenko d’après un poème de Pouchkine (1824) intitulé Les Tziganes. En dix-sept jours Rachmaninov troussa sa partition sous le titre d’Aleko, accueillie favorablement par le jury qui décerna au jeune compositeur une médaille d’or (la troisième depuis la fondation du Conservatoire). Grâce à Tchaïkovski, enthousiaste, et sur sa recommandation, cet opéra en un acte fut monté au Bolchoï et créé le 3 mars 1893 (année même de la mort de Tchaïkovski). Depuis cette œuvre de jeunesse, pleine de potentialités qui s’épanouiraient par la suite, est régulièrement produite en Russie.

Le poème de Pouchkine que le livret suit fidèlement conte l’histoire d’un groupe de tziganes attachés à leur liberté et au voyage. Un vieux tzigane conte sa propre histoire, ses amours avec la belle Marioula qui lui donna une fille Zemfira avant de le quitter pour un autre. Pourquoi ne l’a-t-il pas poursuivie et, pour se venger, poignardée ? demande Aleko, cet homme de la ville qui s’est joint aux tsiganes et a épousé Zemfira. Si d’aventure celle-ci le trompait, c’est ce qu’il ferait ! Et de fait, Zemfira qui elle aussi lui a donné un enfant, le trompe avec un jeune tsigane et défie son « vieux » mari désespéré, qui pleure ses jours heureux ; après une nuit d’amour les deux jeunes amants narguent le mari trompé qui, ulcéré, les poignarde tous deux. Les tsiganes condamnent unanimement ce double meurtre car s’ils n’ont pas de lois et vivent librement, ils récusent la torture et la mort ; et ils partent abandonnant Aleko bourrelé de remords et seul désormais. Il est probable que Mérimée qui avait eu connaissance de ce poème de Pouchkine (dont il avait, rappelons-le, traduit l’œuvre en français) a pris en partie modèle sur Zemfira, la jeune tsigane russe éprise de liberté et d’amour, pour Carmen la gitane espagnole éprise elle aussi d’amour et de liberté : toutes deux paient de leur vie ces sentiments et ce comportement.

Sentiments et comportement difficilement acceptables notamment pour la bourgeoisie française de la IIIe République naissante (1875, c’est le règne de l’Ordre Moral) mais tolérés néanmoins parce que le fait de femmes marginales et qui du reste paient de leur vie leur amour de la liberté. On meurt par amour mais les mariages sont de raison dans les loges de l’Opéra-Comique…

Philippe Gut

Discographie sélective

D.E.F. Auber, Manon Lescaut, M. Mesplé, Orliac, Runge, dir. J.-P. Marty (EMI).
J. Massenet, Manon, – B. Sills, N. Gedda, G. Bacquier, G. Souzay, dir. J. Rudel (EMI)

– V. de Los Angeles, Legay, M. Dens, Borthayre, dir. P. Monteux (EMI)

– I. Cotrubas, Kraus, G. Quilico, J. van Dam, dir. M. Plasson (EMI)

J. Massenet, Le Portrait de Manon, P. Bottazzo, G. Banditelli, M. Bolgan, dir. T. Severini (+ F. von Suppe, The beautiful Galatea, E.W. Ferrari, Il segreto di Susanna) (Mondo Musica)

G. Puccini, Manon Lescaut, – M. Freni, P. Domingo, R. Bruson, dir. G. Sinolopi (DG).

-M. Callas, G. di Stefano ? Fioravanti, dir. T. Serafin (EMI).

– M. Caballé, P. Domingo Sardinero, dir. Bartoletti (EMI).

H. W. Henze, Boulevard Solitude, Vassilieva, Pruett, Falkman, Brewer, dir Anguelov (Cascavelle).

G. Bizet, Carmen, – M. Callas, N. Gedda, A. Guiot, R. Massard, dir. G. Prêtre (EMI).

– V. de Los Angeles, N. Gedda, J. Micheau, E. Blanc, dir. T. Beecham (EMI).

S. Rachmaninov, Aleko, S. Leiferkus, I Levinsky, A. Korscherga, M. Guleghina, A. S. von Otter, dir. N. Järvi  (+ Le Chevalier avare et Francesca da Rimini) (DG).

Cette étude est parue dans les n°119 et 120 (avril et mai 2011) d’OPMUDA (Mensuel de l’Opéra, la Musique et la Danse du Delta Rhôdanien)

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