Les CD coups de cœur printemps 2022
La « dualité » musicale chez Haendel
Sous le beau titre « Dualità », Philippe Jaroussky à la baguette et le soprano hongroise Emöke Baráth offrent aux mélomanes baroqueux un superbe florilège d’airs puisés dans les opéras de Haendel. La cantatrice incarne ici – et c’est ce qui fait l’originalité de ce CD – tantôt des héros, tantôt des héroïnes. C’est qu’au XVIIIe siècle les rôles masculins ou féminins pouvaient être indifféremment chantés par des hommes (les castrats en Italie où les femmes étaient interdites de scène, sauf à Naples ou à Venise) ou par des femmes notamment en Angleterre où se produisait Haendel. Emöke Baráth reprend ainsi et réincarne des chanteuses de renom de l’époque baroque en Angleterre, telle Margherita Durastante créatrice de « Radamisto », ou la jeune Miss Edwards qui chanta Achille dans « Deidamia » ; elle est aussi Francesca Cuzzoni qui chanta Cleopatra dans « Giulio Cesare in Egitto » ou Anna Maria Strada del Pò qui fut Partenope dans l’opéra homonyme. Au total quatorze airs alternant personnages masculins et féminins d’une fabuleuse diversité au niveau de la sensibilité, magnifiquement accompagnés par l’ensemble Artaserse créé par Philippe Jaroussky qui cède la place de soliste à une bien belle cantatrice pour l’accompagner à la tête de ses vingt-et-un musiciens rompus à ce répertoire. Enthousiasmant !
Dualità, Handel Operas Arias, E. Baráth, soprano, Artaserse, Ph. Jaroussky dir., 1 CD Erato 0190296370625.
Pérégrinations musicales
À l’écoute de ce premier CD du jeune pianiste français Dimitri Malignan (il a tout juste 22 ans), on se dit qu’il gagne à être connu et reconnu tant son interprétation d’œuvres pour clavier de Johann Sebastian Bach est remarquable. Il nous invite à un voyage temporel dans l’œuvre pour clavier du Cantor de Leipzig, depuis ce « Capriccio sopra la lontananza del suo fratello dilettissimo (Caprice sur le départ de son frère bien-aimé) dédié à son frère aîné mort en 1706, pièce écrite alors qu’il est organiste à Arnstadt jusqu’à ce « Prélude, Fugue et Allegro » BWV 998 composé à Leipzig vers 1740-45, œuvre de la pleine maturité, en passant par l’« Adagio » BWV 968 qui date de 1720 ou les « Inventions à trois voix » BWV 787-801 que Bach nomma « Sinfonias » et qui datent de 1723, époque où il résidait à Cöthen, ou enfin cette « Fantaisie » BWV 906 inachevée datée, elle, de 1738. L’originalité de ce programme tient au fait que Dimitri Malignan use d’un piano à queue à cordes parallèles de Chris Maene, construit en 2015 à la demande de Daniel Baremboim ; d’une sonorité lumineuse, il contraste avec les pianos à cordes croisées Steinway modernes. Un retour aux sources donc tout à fait convaincant.
J.S. Bach, Pérégrinations, D. Malignan, piano, 1 CD Hortus 208
Pene Pati, le ténor venu du bout du monde
Natif de Samoa, après des études en Nouvelle-Zélande, le jeune ténor Pene Pati a fait des débuts remarqués à San Francisco dans le rôle du duc de Mantoue de « Rigoletto » il y a cinq ans, puis à l’Opéra de Bordeaux dans celui de Lord Percy d’« Anna Bolena » en 2019, pour étrenner ensuite avec un égal succès ceux de Roméo, Alfredo, Pinkerton, Nemorino à Bordeaux à nouveau puis Moscou, Naples et en Nouvelle-Zélande, retour aux sources… Dans son premier CD, on le découvrira dans des airs emblématiques des plus grands rôles du répertoire lyrique du XIXe siècle, tirés des opéras de Verdi, Gounod, Rossini, Donizetti, Meyerbeer, Massenet et (plus rare) Benjamin Godard (« Jocelyn »). Très belle illustration du talent aux multiples de facettes de ce jeune chanteur particulièrement doué, au timbre éclatant et nuancé. Il est accompagné dans « Moïse et Pharaon » de Rossini de l’excellent baryton basse Mirco Palazzi et tout au long de ce récital par le Chœur et l’Orchestre National de Bordeaux où il débuta en Europe, sous la baguette attentive d’Emmanuel Vuillaume. Pour les amateurs de bel canto !
Pene Pati, P. Pati, ténor, Chœur et Orchestre National Bordeaux Aquitaine, E. Vuillaume dir. 1 CD Warner Classics 0190296348631.
Bernardo Storace un Sicilien baroque
On sait peu de choses du musicien, compositeur, claveciniste et organiste Bernardo Storace (vers 1637-vers 1707) qui publia à Venise en 1664 un recueil de vingt-trois pièces, « Selva di varie compositioni…per cimbalo ed organo » où il est mentionné comme « sous-maître de chapelle à Messine en Sicile ». Ici, le claveciniste français d’origine italo-marocaine Marouan Mankar Bennis entraîne le mélomane dans un voyage à travers la Sicile, ponctué, dans le livret qui accompagne cet enregistrement de citations d’auteurs divers qui ont décrit des paysages de l’Île. Il a retenu douze pages de Storace jouées tantôt sur un orgue baroque, tantôt sur une épinette ou un clavecin italiens copiés de cette même époque à quoi il a ajouté deux improvisations de sa main, « Bergamasca » et « Trombetta » qui évoquent les musiques de l’Italie du nord. Tout ceci est d’une extrême vitalité et traduit par sa diversité bienvenue l’effervescence baroque. Hors des sentiers battus, ce qui fait le prix de ce CD.
Bernardo Storace, in Modo Pastorale, M. Mankar Bennis, clavecin et orgue, 1 CD L’Encelade ECL 2101
Ôm, vibrations musicales
L’ensemble Spirito est un chœur d’hommes à géométrie variable, ici de vingt à vingt-et-un choristes (conre-ténors, ténors, barytons et basse) qui a pour directrice artistique Nicole Corti. Ils proposent dans ce CD un programme original alliant la musique contemporaine à la musique traditionnelle ou régionale, religieuse ou profane, seize pièces originales d’une grande diversité qui fait le prix de cet enregistrement. Il emporte de Maurice Hohana à Zoltan Kodaly en passant par Stravinsky, Holst, Poulenc (ses Quatre petites prières de Saint François d’Assise), Torres Maldonado (« Lettera a mamma » qu’on découvrira à cette occasion), Chostakovitch, Soloviov-Sedoï (ses fameuses « Nuits d’ été », devenues en France, chez Francis Lemarque « Le temps du muguet » !), Bartok et Sibelius et trois pages religieuses corses caractéristiques de l’Île de beauté, avec en soliste François Berlinghi, idiomatique. C’est très beau, jusqu’à l’obsession parfois… !
Ôm, Spirito, voix d’hommes, N. Corti, dir., 1 CD Hortus 206
Sillages marins et musicaux
Fin connaisseur de la musique française impressionniste (fin du XIXe et début du XXe siècle)le pianiste Florian Caroubi offre aux mélomanes un florilège d’œuvres de musiciens universellement connus comme Debussy (qu’il a déjà longuement fréquenté) ou Ravel et d’autres que nombre d’auditeurs découvriront, Louis Aubert ou son exact contemporain Gustave Samazeuilh ou totalement oublié tel que Gabriel Dupont. Il fait là œuvre pie en interprétant des pages, réunies sur le thème de la mer, qu’on parcourt avec délices, d’où le titre de cet album « Sillages » reprenant celui du monument construit en 1913 par Louis Aubert qu’on suit avec le plus vif intérêt, l’autre dénominateur commun étant en effet l’impressionnisme musical qui structure chacune des pièces qu’on écoute successivement : celles de Gabriel Dupont extraites de sa « Maison dans les dunes » de 1910toute de délicatesse, de Debussy tirée de sa première série d’« Images » (Reflets dans l’eau), de Ravel venue des « Miroirs » (Une barque sur l’océan) pour aboutir à cet autre monument pianistique qu’est « Le Chant de la mer » qui date de 1920 comparable à bien des égards au triptyque de Louis Aubert. Une écoute passionnante toute de subtilité.
Sillages, F. Caroubi, piano, 1 CD Hortus 210.
(Re)découvrons une compositrice de la Belle Époque
Qui connaît Charlotte Sohy (1887-1955), compositrice française de la « Belle Époque et de la première moitié du XXesiècle, contemporaine de prestigieux aînés tels que Fauré, Debussy, Ravel ou Nadia Boulanger ? Son petit-fils, François-Henri Labey, lui-même musicien, a pris en charge l’œuvre de sa grand-mère dont il a rédigé le catalogue, trente-cinq opus ! L’époux de Charlotte Sohy, le compositeur et chef d’orchestre Marcel Labey disait « Si vous me concédez du talent, c’est elle qui a du génie ». On peut désormais le vérifier grâce au label « La Boite à Pépites » émanation de l’association « Elles – Women composers » qui promeut les compositrices. Voici donc un coffret de trois CD proposant des œuvres de Sohy, « Autour du piano », « Autour du quatuor » et « Autour de l’Orchestre », réunissant quatorze de ses opus, admirablement mis en valeur majoritairement par des musiciennes, la plupart bien connues des mélomanes avignonnais. Force est de reconnaître la qualité, le raffinement, la puissance d’inspiration de cette compositrice à qui il faut donner toute sa place aux côtés des plus grands. Découvrez par exemple sa « Sonate pour piano opus 6 » par Célia Oneto Bensaid, son « Quatuor opus 33 » par le Quatuor Hermès, son « Thème varié opus 15bis » par Cordelia Palm et l’Orchestre National Avignon-Provence sous la baguette de Debora Waldman qu’on retrouve avec la soprano Marie Perbost dans les « Méditations opus 18 ». Vous serez convaincus… !
Charlotte Sohy, interprètes divers, Orchestre National Avignon-Provence, D. Waldman, dir., 1 coffret de 3 CD, La Boite à Pépites BAP 0103