À propos du Dernier jour d’un condamné, Hugo et l’abolition de la peine de mort

À propos du Dernier jour d’un condamné, Hugo et l’abolition de la peine de mort

Victor Hugo, comme nombre de ses contemporains, s’est trouvé souvent confronté au spectacle de la guillotine en action, à l’application de la peine de mort telle qu’elle était pratiquée en France depuis l’Empire, c’est-à-dire en public : c’était alors un spectacle destiné à faire réfléchir quiconque envisageait commettre un crime. C’est au lendemain de la traversée de la place de l’Hôtel de Ville à Paris, où il vit le bourreau préparer la guillotine en vue d’une exécution capitale qui devait se dérouler le soir même, que le poète et écrivain âgé alors de vingt-sept ans entreprit la rédaction d’un court roman qui était un réquisitoire politique en faveur de l’abolition de la peine de mort. Il n’était pas le premier à s’être indigné de cette pratique barbare qu’était la peine capitale, mais il ne fallait pas remonter bien haut dans le temps pour voir évoqué ce problème capital pour la civilisation.
1.- Historique.
Ce n’est en effet qu’au XVIIIe siècle – le bien nommé Siècle des Lumières – que fut posé le problème de la peine de mort et de sa disparition (avec pour corollaire l’abolition de la torture). Ceci est à mettre au crédit d’un aristocrate milanais, philosophe, juriste, économiste et homme de lettres, Cesare Beccaria (1738-1794) : il est le fondateur du droit pénal moderne et développa la toute première argumentation contre la peine de mort dans son ouvrage écrit de 1764 (publié à Livourne en Toscane) – il avait vingt six ans – Des délits et des peines (Dei delitti e delle pene) qui était l’amorce du premier mouvement abolitionniste alors qu’à la même époque Voltaire, en France, venait de prendre fait et cause pour Jean Calas (1763, et son Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas) puis en 1766 pour le chevalier de la Barre, tous deux condamnés à mort pour des motifs politiques ou religieux. Beccaria quant à lui s’opposait résolument dans son ouvrage publié anonymement au principe même de la peine de mort :
« Il me paraît absurde, écrivait-il, que les lois, qui sont l’expression de la volonté publique, qui détestent et punissent l’homicide, en commettent un elles-mêmes, et que pour éloigner les citoyens de l’assassinat, elles ordonnent un assassinat public. » et il ajoutait : « « Ce n’est pas le spectacle terrible mais passager de la mort d’un scélérat, mais le long et pénible exemple d’un homme privé de liberté, qui, transformé en bête de somme, rétribue par son labeur la société qu’il a offensée, qui est le frein le plus fort contre les délits. ». Il proposait donc de substituer à la peine de mort « l’esclavage perpétuel » c’est-à-dire les travaux forcés à perpétuité. Très hostile à la peine de mort, il posait une démonstration, la première du genre, qui l’amenait à qualifier la peine capitale, qui n’est « ni utile, ni nécessaire », d’« assassinat public ». Dans ce même ouvrage, il démontrait l’inanité de la torture qui avilissait et l’inculpé et son tortionnaire.
L’ouvrage de Beccaria inspira les réformes judiciaires menées en Suède (1772) et en France (1780 et 1788) instaurant l’abolition de l’emploi de la torture. Beccaria fut publié en 1777 aux États-Unis, où il influença la pensée de Thomas Jefferson. Sous l’influence de Beccaria, l’abolition de la peine capitale par le Grand Duc de Toscane Pierre-Léopold de Habsbourg fut l’une des premières abolitions permanentes de l’époque moderne. Le 30 novembre 1786 (soit deux décennies après la publication de l’ouvrage de Beccaria), après un moratoire de fait sur les exécutions (dont la dernière remontait à 1769), Pierre-Léopold, franc-maçon, promulgua la réforme du code pénal qui abolit la peine de mort et ordonna la destruction de tous les instruments destinés aux exécutions sur son territoire. La torture fut également bannie.
Auparavant, en Russie, l’impératrice Elisabeth Petrovna (1709-1761) qui régna vingt ans (1741-1761) promit dans un premier temps de ne plus autoriser d’exécutions capitales durant son règne et abolit la peine de mort par deux décrets pris en 1753 et 1754 ; Catherine de Russie qui lui succéda, influencée par Diderot et Voltaire, ne revint pas sur ces décrets qui perdurèrent durant son règne. Mais par la suite la peine de mort fut rétablie dans l’Empire des tsars pour être à nouveau, et très provisoirement, abolie, après la révolution d’Octobre 1917, en mars 1918.
Partout en Europe, au XVIIIe siècle, les cas passibles de peine de mort commençaient à décroître. Qu’il ait lu ou non Beccaria, Robespierre – d’aucuns, à tort, s’en étonneront – milita au début de sa carrière pour l’abolition de la peine de mort. Le livre de Beccaria a plus tard servi et sert encore de référence aux luttes abolitionnistes engagées depuis le XIXe siècle (la peine de mort est ainsi abolie par le jeune État italien en 1889). Victor Hugo, également abolitionniste, montra dans ses œuvres politiques une forte admiration pour Beccaria, qu’il mettait au rang des grands éducateurs de l’humanité. Dans Choses vues, ensemble de textes inédits de Victor Hugo publiés en 1887 (deux ans après sa mort), il mentionnait que la peine de mort fut « abolie de fait » sous Louis-Philippe, qui usait systématiquement de son droit de grâce pour tous les condamnés; sans doute, ajoutait-t-il, par horreur de l’échafaud où étaient morts son oncle Louis XVI, puis son père le duc Louis-Philippe d’Orléans, dit Philippe Égalité à l’époque révolutionnaire.
2. Hugo : l’engagement politique et l’abolition de la peine de mort.
Il convient de rappeler que l’engagement politique est pour Hugo, indissociable de son état d’écrivain et poète. Certes d’aucuns ont fait remarquer à juste titre que son parcours politique fut des plus sinueux ; légitimiste sous la Restauration, il fut un chaud soutien du roi Charles X ce qui lui valut d’être décoré de la Légion d’Honneur ; il se fit ensuite le défenseur du roi des Français Louis-Philippe ; il fut nommé par le souverain pair de France et fut élu à l’Académie française (dont les membres sont loin d’être révolutionnaires !) en 1841. Il devint républicain sous la Deuxième République, en 1848, milita en faveur du retour et de l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, non sans avoir participé à la répression sanglante des ouvriers parisiens en juin de la même année alors qu’il siégeait parmi les conservateurs à l’Assemblée constituante. Membre de l’Assemblée Législative où il siégea à gauche, il s’opposa vigoureusement au Prince-Président lors du coup d’État de décembre 1851 qui aboutit au rétablissement de l’Empire en 1852 ; opposant irréductible au Second Empire, il salua sa chute mais désapprouva la Commune de Paris pour ce qu’il considérait comme des excès de la part de ses dirigeants ; toutefois il se fit le défenseur acharné des Communards condamnés à mort ou exécutés sans jugement durant la Semaine Sanglante, lors de la répression féroce lancée par Thiers et les Versaillais au printemps 1871.
3.- Hugo, le combat de toute une vie.
Son combat contre la peine de mort est une constante dans la vie politique de Hugo; son roman Le dernier jour d’un condamné, paru anonymement en 1829, fut republié en 1832 précédé d’une préface signée de l’auteur qui expliquait sa prise de position abolitionniste. Deux ans plus tard, il publia un autre roman, Claude Gueux, un malheureux qui avait été condamné à mort pour vol ; Hugo montrait que ce misérable acculé à voler par une société qui laissait des gens mourir de faim, ne pouvait être que condamné à mort par celle-ci et il rendait ainsi la société responsable de cette mort. Dès lors, il ne cessa de militer en faveur de l’abolition de la peine capitale, s’exprimant sur ce sujet dès 1848 à l’Assemblée constituante (discours du 15 septembre), puis à l’Assemblée législative en 1850, et encore sous la Troisième République au Sénat dont il était membre en 1876, 1879 et 1880 ; il prit alors fait et cause pour des condamnés, publiant articles de presse et lettres ouverts, en vain. Lorsqu’il mourut en 1885, il n’avait pas gagné ce combat-là. Jean Jaurès, le socialiste pacifiste, reprit ce flambeau dans un vibrant discours en novembre 1908, en vain lui aussi et il fallut attendre la fin du XXe siècle pour voir abolie la peine de mort en France : faut-il rappeler que ce fut Robert Badinter, le ministre de la Justice, Garde des Sceaux au sein du premier gouvernement Pierre Mauroy, sous la première Présidence de François Mitterrand, qui, reprenant, parmi d’autres, certains des arguments développés par Beccaria, fit voter le 18 septembre 1981 par le Parlement l’abolition de la peine de mort en France (la loi fut promulguée le 9 octobre 1981 et le sceau de la République y fut apposé), et que Jacques Chirac la fit inscrire dans la constitution de la République française (art. 66-1, 26 février 2007).
4.- Hugo : la société en question.
Quoique siégeant au côté des conservateurs au sein de l’Assemblée constituante, mais constatant le durcissement social de son camp, Hugo choisit de voter avec la gauche, convaincu qu’il fut alors que celle-ci défendait mieux les droits des faibles. Quant à lui, il considérait que son rôle était de faire entendre la voix des misérables et des opprimés ; Dans ses livres, romans théâtre ou poésie, outre ses textes politiques, il mettait en scène des personnages privés de tout, se battant désespérément contre la dureté de la vie. Il brossa ainsi un immense tableau de la pauvreté au travers de personnages tels que Jean Valjean, le bagnard repenti, Cosette, symbole de l’enfance martyrisée, Gavroche fauché devant la barricade durant la répression de 1832 (Les Misérables, 1862), Esmeralda la bohémienne (on dirait une Rom aujourd’hui) sacrifiée à la xénophobie et à la frustration sexuelle de Frollo (Notre-Dame de Paris , 1831) ; ce sont les prostituées, les mères misérables dont on assassine les enfants, les compagnons de la misère et de la boue qui ponctuent sa poésie dans Les Contemplations(1856) ou Les Châtiments (1853). Dans son théâtre les valets (Ruy Blas (1838) apostrophent les ministres et se font les porte-parole du peuple opposé aux puissants. À qui la faute ? Pour Hugo pas d’hésitation : c’est la société qui porte la responsabilité de cette situation, cette société où les riches prospèrent au détriment des pauvres, ces riches dont le fortune s’édifie à la sueur des travailleurs misérables. Pour ceux-ci nulle autre issue que le cercle infernal qui conduit de la misère à la faim, de la faim au vol, du vol à la mort infamante : la faim pousse à voler pour survivre, le vol conduit au bagne, le bagne avilit l’individu le rend mauvais, le conduit inexorablement au crime et le crime à l’échafaud, tel est le schéma qui reproduisent sans cesse les ouvrages de Hugo ; Faut-il rappeler qu’en février 1848 paraissait le manifeste du Parti communiste rédigé par Marx et Engels que Hugo eût pu co-signé… ! Hugo ne se contente pas de dénoncer les injustices criantes et le caractère impitoyable de la société capitaliste de son temps, il propose des remèdes ; plutôt que de réprimer, d’emprisonner, de condamner et de tuer, d’assassiner légalement, il propose de prévenir le mal. Comment ? En construisant des écoles plutôt que des prisons (cf. Les Misérables : « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons »), en « nourrissant « les têtes plutôt que de les couper (cf. Claude Gueux : « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper. »). Et de conclure que la société ne saurait pour se protéger condamner à mort des criminels ce qui est inhumain (un crime pour punir un autre crime) et inefficace : la peine de mort n’empêche pas le criminel en puissance d’agir, de commettre son acte ; la société doit permettre au « misérable » d’échapper à son destin funeste en prévenant le crime autrement que par la peine de mort.
Le Dernier Jour d’un condamné est difficile à identifier sur le plan littéraire car selon Hugo lui-même on peut considérer son œuvre soit comme « les dernières pensées d’un misérable », soit comme la « fantaisie » d’un « rêveur » (Préface de 1832). Elle appartient sans doute au genre romanesque puisque l’auteur (le narrateur en fait) raconte une histoire, ce qui est le propre d’un roman s’inscrivant dans un espace rigoureux et une temporalité déterminée. Roman donc mais dont l’objectif, le but est clairement indiqué : il ne vise pas à distraire mais tend à « donner mal aux nerfs aux femmes des procureurs du roi » (Préface de 1832) ; mais c’est un roman à thèse, « un plaidoyer (…) pour l’abolition de la peine de mort » (ibid.). Cependant, et c’est là l’originalité de ce roman qui devient alors roman psychologique, c’est que c’est le condamné par le récit qu’il fait de sa propre histoire qui plaide sa défense, se faisant ainsi son propre avocat. Toutefois il ne s’agit pas de mémoires ici, le condamné de conte pas son histoire, puisque l’auteur nous dit que ce sont là des papiers épars énonçant les dernières pensées et sentiments éprouvés par le condamné, l’obsession qui le ronge à l’idée de sa mort prochaine et attendue et dont la perspective le rend quasiment fou ; or ces papiers qui apparaissent comme un journal intime sont de pure fiction, issus de l’imagination de Victor Hugo. En même temps le récit est d’un réalisme terrifiant lorsque l’écrivain décrit avec une précision terrible le milieu carcéral (le « hideux Bicêtre ») et ceux qui le peuplent, témoignant au passage d’une ironie tragique lorsqu’il évoque cette prison elle-même , l’hospice de Bicêtre, naguère destiné à accueillir des personnes âgées en fin de vie au terme d’une existence longue peut-être, hospice devenu prison qui reçoit ceux qui ne vieilliront pas, les condamnés à mort. Ce condamné à mort anonyme, dont on ignore pourquoi il a été condamné à la peine capitale, qui fait ressentir au lecteur les tourments atroces de sa fin de vie, son désespoir, convainc ainsi ce lecteur de la nécessité d’abolir la peine de mort : il ne saurait y avoir d’autre conclusion à ce récit.
5.- Hugo à l’opéra.
« Le dernier jour d’un condamné » s’inscrit directement dans le droit fil de l’œuvre d’Ivo Malec créée en août 1971 au festival d’Avignon, Victor Hugo : Un contre tous. Cette œuvre écrite pour acteurs, chœurs, orchestre et bande magnétique, le tout monté par Roger Pillaudin dans une mise en scène de Pierre Barrat, était constituée de discours politiques (écrits ou prononcés, puisés notamment dans Actes et paroles – Avant l’exil) du poète alors député à l’Assemblée Constituante ou à l’Assemblée Législative entre 1849 et 1851 dont on a gardé la trace. C’est une sorte d’oratorio en un prologue et quatre mouvements retraçant les grands combats menés par Hugo durant le Deuxième République et avant son départ pour l’exil. La musique au service du texte en renforce ici la puissance évocatrice du sujet traité : la justice politique, la misère,, l’ignorance, la défense de la république enfin.
Mais l’œuvre de Hugo (qui était plutôt réservé à l’égard du théâtre lyrique, spécialement lorsqu’il empruntait telles de ses pièces), a inspiré nombre de compositeurs. Arnaud Laster, universitaire (il enseigne la littérature française à l’Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle) président de la société Les Amis de Victor Hugo dont il est un des meilleurs connaisseurs à l’heure actuelle (il a dirigé et coordonné L’Avant Scène Opéra n°208, consacré à Hugo à l’Opéra, mai-juin 2002, publié à l’occasion du bicentenaire de la naissance du poète et dramaturge), a recensé pas moins de cent opéras se référant à l’œuvre dramaturgique (ou autre) de Hugo. La plupart de ces opéras sont tombés dans l’oubli, parfois injustement semble-t-il (encore faudrait-il pouvoir les entendre et voir), d’autres sont toujours au répertoire, nous songeons à Lucrezia Borgia de Donizetti (1833), à Ernani de Verdi (1844), à La Gioconda de Ponchielli (1876, celui-ci tiré, on l’oublie parfois, du drame Angelo, tyran de Padoue, 1835). Il en est d’autres qui ont refait surface récemment : Il Giuramente de Mercadante (1837), Maria Regina d’Inghilterra de Pacini (1843), Esmeralda de Dargomyjski (1847), Ruy Blas de Marchetti (1869), Maria Tudor de Gomes (1879), Marion Delorme de Ponchielli (1885) ou Notre-Dame de Franz Schmidt (1914). Arnaud Laster suggérait de « redécouvrir d’urgence », Angelo de César Cui et Torquemada de Nino Rota.
Arnaud Laster rappelle également que Hugo est toujours d’actualité, c’est-à-dire qu’il inspire toujours et inlassablement des compositeurs contemporains qui adaptent telle de ses œuvres en répondant à la sensibilité d’aujourd’hui. Outre Un contre tous d’Ivo Malec que j’évoquais à l’instant, citons cette œuvre singulière de Pierre Henry qu’est Dieu (1977) « action de voix et de gestes », dans un style tout à fait différent, Les Misérables de Claude-Michel Schönberg (et Alain Boublil), QuatreVingt-Treize (1989) d’Antoine Duhamel, Notre-Dame de Paris (1997) de Zigmar Liepins et sus le même titre le spectacle musical de Richard Cocciante (1998) et le même année Quasimodos Hochzeit (Les Noces de Quasimodo) de Rainer Böhm et enfin Le dernier jour d’un condamné de David Alagna (2007).
Philippe Gut
Causerie du Foyer
Avignon 08.03.2014

Les commentaires sont clos.