LES OPÉRAS DE MARTINU : ENTRE RÊVE ET RÉALITÉ

LES OPÉRAS DE MARTINU : ENTRE RÊVE ET RÉALITÉ

Bohuslav Martinů est sans doute, avec Janáček, l’un des plus grands compositeurs tchèques et même européens du XXe siècle. Compositeur prolifique, son catalogue, établi par le musicologue belge Harry Halbreich, se compose de près de quatre cents œuvres (387 exactement) ; seize œuvres lyriques et parmi elles douze opéras (sur des livrets en tchèque, français, italien, allemand et anglais). Né en 1890 à Polička en Bohème, tout jeune violoniste virtuose mais indiscipliné (il fut renvoyé à deux reprises du conservatoire de Prague), il commença à composer frénétiquement puis intégra comme second violon le tout nouvel orchestre Philharmonique tchèque fondé en 1919 à la tête duquel se trouvait le grand chef Václav Talich ; il se familiarisa là avec le répertoire symphonique, découvrit la musique de Claude Debussy et d’Albert Roussel dont il voulut suivre l’enseignement à Paris ce que lui permit une modeste bourse d’études. Outre celle de Roussel il découvrit la musique de Stravinsky, celle du Groupe des Six (notamment d’Arthur Honegger) et le jazz.

À Paris, rencontre avec le surréalisme.
Il composa moins intensément durant les années 1923-25 mais fit son miel des musiques qu’il entendit alors et fit partie à l’aube des années Trente de ce qu’on appela l’École de Paris qui regroupait nombre de musiciens européens originaires pour la plupart de l’Europe centrale ou orientale (le Suisse Conrad Beck, le Hongrois Tibor Harsanyi, le Roumain Marcel Mihalovici, le Polonais Alexandre Tansman, le Russe Alexandre Tchérepnine, entre autres). En 1926 il fit la connaissance d’une Française, Charlotte Quennehen qui devint son épouse en 1931 et en 1927 il composa son premier opéra, un opéra comique en trois actes sur un texte de J. L. Budin, Voják a tanečnice (Le Soldat et la Danseuse (H.162), créé à Brno en mai 1928 sous la direction de František Neumann. Martinů et son librettiste (le livret est en tchèque) avaient puisé très librement leur inspiration dans une comédie de l’auteur latin Plaute. La mode en musique était alors d’emprunter à l’Antiquité nombre de sujets comme l’avait fait au siècle précédent sur un ton parodique Offenbach ou plus récemment Christiné (Phi-Phi, 1918) ou plus sérieusement Stravinsky (Œdipus Rex, 1927) et Honegger (Antigone, 1927) ; les auteurs de cet opéra comique ne reculaient devant aucun anachronisme, introduisant même à Sparte où se déroulait l’action un ensemble de jazz, tandis que se télescopaient Plaute, Molière et Caton en un menuet du plus bel effet !
Se succèdèrent ensuite Les Larmes de couteau (Slzy Noze, sur un texte de Georges Ribemont-Dessaignes, Paris 1928, H. 169), qui mettait en scène trois chanteurs : un pendu, Saturne, la femme qui en est éprise, Éléonore, et Satan l’amant de toutes les femmes, soutenu par un orchestre de jazz de quatorze musiciens., puis Třoji přání (Les Trois Souhaits ou les vicissitudes de la vie, à nouveau sur un texte de Georges Ribemont-Dessaignes, Paris 1928-1929, H.175). Le dédoublement de la personnalité était, avec le thème du Théâtre du Rêve cher à Martinů, l’élément central de cette œuvre ambitieuse, en trois actes, sous-titrée, « Opéra-Film » qui contait l’histoire du tournage d’un film au terme duquel les acteurs recouvraient leur identité réelle durant la projection du film enfin réalisé ; cet opéra imposant qui exigeait des moyens considérables ne fut créé qu’après la mort du compositeur, à Prague en juin 1971.
Georges Ribemont-Dessaignes fut – faut-il le rappeler – avec Duchamp et Picabia l’inventeur du mouvement « Dada » qui s’épanouit au lendemain de la Première Guerre mondiale pour rejoindre le surréalisme de Breton avec lequel il rompit ensuite. Collaboration enrichissante pour le compositeur mais qui prit fin en 1931 avec Le Jour de Bonté (Den dobročinnosti, H. 194), un opéra en trois actes mettant en scène deux jeunes campagnards chargés de réaliser à Paris des œuvres pies ce qui devait engendrer maintes catastrophes ; mais peut-être ces aventures n’avaient-elles été que rêvées ? On ne sait, car Martinů n’acheva pas sa partition pour de multiples raisons, la principale étant sans doute les difficultés (plus financières que techniques) à faire monter cette œuvre pourtant moins lourde que la précédente.
Il conçut au cours des années Trente une vaste trilogie nationale tchèque formée d’un ballet, Špalíček, et de deux opéras, le premier intitulé Hry o Marii (Les Jeux de Marie ou Les Miracles de Notre-Dame, 1933-34 H. 236) où le compositeur s’approprie cette forme médiévale qu’étaient les Miracles ou les Mystères ; le second était un opéra-bouffe dont le titre est Divadlo za Bránou (Le théâtre de banlieue, 1935-36, H. 251). Les Jeux de Marie est un chef d’œuvre qui égale sans doute celui qui suivra de peu, Juliette ou la clef des songes. Il s’articule en deux parties elles-mêmes composées de deux moments. La première partie s’ouvre sur un Prologue qui conte la parabole des Vierges sages et des Vierges folles (Panny moudre a panny posetilé) transposée en tchèque par le poète surréaliste Nezval ; il est suivi d’un miracle flamand, Mariken z Nimègue (Mariken de Nimègue) adapté par le poète français Henri Ghéon et plus tard en tchèque pour des représentations à Brno et à Prague ; ce miracle met au prises la jeune Mariken entrainée par le Diable dans une vie dissolue dont elle se repent soutenue par le Vierge Marie. La seconde partie débute par une Nativité du Seigneur (Narození Páně) précédant un autre miracle intitulé Sœur Pascaline (Sestra Paskalina) qui dit l’histoire d’une jeune nonne amoureuse d’un chevalier et qui quitte son couvent pour le retrouver ; là aussi le Diable s’entremet en vain pour détourner la nonne de ses vœux ; il est contrarié par la Vierge Marie qui apporte son appui à la religieuse à laquelle elle s’est substitué dans son couvent; mais peut-être Sœur Pascaline a-t-elle rêvé, elle aussi, son escapade ? C’est là la première grande œuvre d’inspiration religieuse, puissante, où les chœurs prennent une place non négligeable, puisant à la source même de la culture musicale tchèque. Elle fut créée à Brno en février 1935 puis à Prague à la fin de la même année.
L’opéra bouffe qui la suivait, Divadlo za branou (Théâtre de banlieue, ou Le Théâtre hors les murs, opéra-ballet, H. 251, exécuté à Brno en septembre 1936) s’articulait en trois actes, le premier étant une pantomime dans le plus pur style de la commedia dell’arte tandis que les deux autres relèvent d’un opéra bouffe proche d’Offenbach avec des emprunts à Molière (Le Médecin volant), tout de malice et de spontanéité. Mais l’année 1935 est aussi celle où Martinů fit une incursion remarquée dans l’opéra radiophonique en composant pour la radio tchèque deux pièces d’opéra « invisible ». La première, La Voix de la forêt (H. 243) sur un livret de son ami le poète Vítězslav Nezval (1900-1958) conte sur le mode bouffe l’histoire d’une jeune fille enlevée par des brigands qui, au cœur d’une forêt et au terme de vicissitudes multiples qu’on imagine fera la rencontre d’un jeune homme dont elle tombera amoureuse et la forêt d’effrayante qu’elle était se fera accueillante aux tourtereaux ! Avant même que d’être créé en octobre 1937 par la Radio tchécoslovaque, cet opéra radiophonique valut à Martinů une seconde commande de même nature ; ce fut Veselohra Na Moste (Comédie sur le pont, H. 247) d’après une farce de Václav Kliment Klicpera (1792-1859), poète et dramaturge tchèque, adaptée par le compositeur lui-même,. Cet opéra fut diffusé avant la précédente, en mars 1937 ; il conte les mésaventures de divers personnages issus du peuple, de part et d’autre d’un pont gardé par des sentinelles antagonistes qui peuvent en autoriser ou en interdire l’accès, aller ou retour, au gré des circonstances politiques et militaires, ce qui provoque force malentendus et quiproquos mais s’achève dans la bonne humeur ; la partition est plaisante, légère à souhait, bois et vents, percussions piano et cordes, au service d’une écriture pleine d’humour sous-tendant des dialogues vifs et limpides. Cette œuvre fut créée à New York en mai 1937, peu après sa création tchèque.
Alors qu’il achevait Les Jeux de Marie, Martinů promit à son ami le chef d’orchestre Václav Talich, un nouvel opéra ; l’idée lui en était venue peut-être dès 1934 après la lecture d’une pièce du jeune dramaturge français, lié un temps au mouvement surréaliste, Georges Neveux (1900-1982), Juliette ou la clé des songes, qu’il avait vue représenter en 1930 à Paris, pièce qui avait provoqué un beau scandale et une véritable cabale, où l’actrice Renée Falconetti (la Jeanne d’Arc de Dreyer) qui jouait le rôle de Juliette avait été vilipendée !

Le chef d’œuvre
Juliette ou la Clé des songes (le titre original est Julietta, Snář en tchèque, H. 253) est un opéra en trois actes dont Bohuslav Martinů écrivit le livret après la lecture de la pièce de théâtre de Georges Neveux. La pièce de Neveux avait été montée à Prague dès 1934. Mais ce fut à la lecture de l’œuvre dans une revue littéraire que le compositeur décida d’en tirer un livret pour en faire un opéra. Bohuslav Martinů en commença la composition le 17 mai 1936 exactement, et le termina le 24 janvier 1937. Il faut savoir toutefois que Kurt Weill détenait les droits sur cette œuvre dont Martinů entama la composition sans en disposer ce qu’il avoua à Georges Neveux qui, néanmoins, après audition au piano du premier acte déjà composé, bon prince, s’entremit pour que le compositeur en disposât. Son opéra achevé, il fut joué pour la première fois le 16 mars 1938 au Théâtre National de Prague sous la direction de Václav Talich ; il connut immédiatement un grand succès auquel contribua la scénographie du grand peintre tchèque František Muzika, un des plus célèbres de cette époque. Outre, la version originale en français on dispose de la version tchèque (traduction du compositeur lui-même) et d’une version anglaise montée à Londres en avril 1978. Julietta fut créé après la Seconde Guerre mondiale en 1959 à Wiesbaden, en Allemagne, où le compositeur put revoir une dernière fois son opéra favori. Ce n’est que beaucoup plus tard que les Parisiens purent l’entendre en version de concert en 1962 à Radio France sous la direction de Charles Bruck ; l’œuvre qui fut montée sur scène à Angers en 1970.La création à paris à l’Opéra Garnier eut lieu en novembre 2002 sous la baguette de Marc Albrecht.
Le thème central de cet opéra est celui de la mémoire et du souvenir comme devait le définir le compositeur lui-même : « Tout le spectacle est une lutte désespérée, à la recherche de quelque chose de stable à quoi l’on pourrait s’accrocher: le concret, la mémoire, la conscience à tout instant ébranlée… ». Un jeune libraire, Michel, revient dans une petite ville du Midi de la France dont la particularité est que ses habitants n’ont pas de mémoire. Il vient retrouver là une jeune fille, dotée d’une très belle voix qui l’avait subjugué, alors même qu’on considère qu’il dispose des qualités requises, et notamment de la mémoire qui fait défaut aux habitants, pour devenir « capitaine » de la ville ; c’est alors que la jeune fille, Juliette, réapparaît, semble reconnaître Michel et en être amoureuse : elle lui donne rendez-vous dans la forêt. Cette forêt est peuplée d’étranges personnages, mais Michel y retrouve Juliette et tente de la convaincre qu’ils ont eu une histoire commune qui peut se continuer ce que refuse la jeune fille qui s’enfuit ; Michel tire un coup de revolver dans sa direction ; on entend un cri mais nulle trace de Juliette. Michel embarque sur un navire qui le dépose au Bureau central des rêves dont le Fonctionnaire le somme de retourner dans le monde réel puisqu’il a retrouvé naguère Juliette ; faute de quoi il deviendra fou. Mais voilà que retentit la voix de Juliette et Michel décide alors de rester dans le monde des rêves, celui du décor initial…
Durant les répétitions de son opéra à Prague, Martinů fit la connaissance de Vitěslava Kaprálová, compositrice et chef d’orchestre tchèque avec qui il entretint de retour à Paris où il l’avait fait venir, une relation privilégiée. À la même époque, il composa un opera buffa en un acte sur un texte d’André Wurmser, Dvakrát Alexandr (Alexander bis, Alexandre Bis, Alexander Twice, H.255), créé à Paris en 1937. Il s’était mis en quête d’un livret où chanterait une animal, plus précisément un chat ; cet opéra était destiné à être présenté durant l’exposition universelle de 1937 dans le pavillon tchèque, mais il ne fut pas achevé à temps et ne fut monté qu’en 1964 à Mannheim puis à Brno la même année. Au cours de l’été 1938, tandis que s’amoncelaient de lourds nuages sur l’Europe, il séjourna pour la dernière fois en vacances en Tchécoslovaquie. Il n’y revint jamais.

L’exil outre-Atlantique.
Grand défenseur de la musique tchèque et patriote convaincu, sa musique fut interdite par les nazis lorsqu’ils occupèrent la Tchécoslovaquie au lendemain des accords de Munich. Interdiction valable en France occupée dès 1940. Martinů dut quitter Paris pour la zone libre abandonnant une masse de documents musicaux dans la capitale. Il se réfugia temporairement à Aix-en-Provence, parvint à obtenir un visa pour son épouse et lui-même afin de gagner les États Unis où il arriva en mars 1941. Durant son exil américain, Martinů composa essentiellement de la musique instrumentale qui rencontra un vif succès auprès de ses interprètes (les chefs Artur Rodzinski, George Szell ou Serge Kousseviszky) et du public ; ce ne sont pas moins de vingt-cinq œuvres qui lui furent commandées, qui furent créées et très favorablement accueillies. Toutefois deux œuvres lyriques virent le jour à New York au lendemain de la guerre alors que, souhaitant revenir en Tchécoslovaquie, cela lui était refusé. Ce fut d’abord en 1952 Cim Lidé Ziji, What men live by (C’est ainsi que vivent les hommes, H 336). Le premier de ces opéras fut composé sur un livret du compositeur lui-même, en anglais, d’après une page de Tolstoï tirée de ses Contes pour le peuple. Le succès remporté en 1952 par une adaptation télévisuelle de Comédie sur le pont par la télévision new yorkaise saluée par le New York Times avec force dithyrambes (on y évoquait le »triomphe d’un petit chef d’œuvre ») ne fut sans doute pas étranger à son désir de mette à nouveau sur le métier un nouvel opus, un opéra pastoral en un acte, sept personnages, un petit chœur, un orchestre très ramassé de trente sept musiciens. Il conte l’histoire d’un pauvre savetier qui trouve dans la Bible qu’un philosophe lui a conseillé de lire, de quoi donner un sens à sa vie en secourant des déshérités. Une œuvre délicate qui plonge ses racines dans la culture originelle du compositeur ; elle fut créée à la télévision new yorkaise en mai 1953, reprise à Pilsen, en Tchécoslovaquie en 1964. Puis il composa en deux mois (octobre-novembre 1952) son dernier opéra télévisuel Zenitba (Le Mariage, H. 341) sur un texte de Martinů à nouveau, qu’il adapta selon son goût d’après Gogol. Il s’articulait en deux actes et quatorze scènes, satire souvent cruelle sur une musique allègre et souvent parodique, d’une institution, le mariage, dont le musicien ne s’embarrassait guère, lui qui connut maintes aventures féminines sans lendemain… Cette œuvre fut créée à la télévision new yorkaise en février 1953, reprise à Brno en août 1959.

Le retour en France
De retour en France, où il séjourna désormais à défaut de pouvoir regagner son pays natal, Bohuslav Martinů partagea son temps entre Nice, Vieux-Moulin dans l’Oise où il possédait une maison et aussi la Suisse, à Schönenberg-Pratteln. C’est du reste en Suisse, à Liestal, près de Bâle, qu’il mourut prématurément emporté par un cancer, le 28 août 1959. Auparavant il avait esquissé à Nice, où il demeura avec sa femme Charlotte un an et demi (1953-55) un opéra intitulé Zaloba Proti Neznamému (Plainte contre inconnu, H. 344, 1953), sur un texte philosophique en français – il traitait du suicide – que Georges Neveux lui avait adressé et qu’il ne parvint à transposer en un livret d’opéra ni à mettre en musique. Il mena à bien un opéra-comique en trois actes et en italien, Mirandolina (H.346), d’après La Locandiera de Goldoni, en 1954, à Nice toujours, honorant ainsi à une commande de la Fondation Guggenheim. Cette œuvre fut créée à Prague en mai 1959 ; la page la plus connue de cet opéra-comique en est le ballet intitulé Saltarello assez souvent jouée en concert. Quatre ans plus tard, en 1958, il composait un autre opéra, à Schönenberg-Pratteln, en Suisse, où il demeurait alors chez le mécène et chef d’orchestre Paul Sacher, Ariadna (Ariane, H. 370) d’après Le Voyage de Thésée de son ami Georges Neveux, pièce montée à Paris en 1943 qu’il adapta en français ; il en resserra l’intrigue et en retint le 2e acte et une partie du 3e ainsi que le début du 4e lorsque Thésée et Ariane se séparent. Ce qui donna un opéra en un acte qui n’excédait pas trois quarts d’heure. Le sujet est bien connu et Martinů y mit en exergue le thème des amours impossibles d’une part et celui de l’antagonisme entre devoir et amour avec une musique tout à la fois riche et aérienne, voire dépouillée, revêtant une couleur baroque séduisante. cet opéra fut créé à Gelsenkirchen dans la Ruhr en Allemagne en 1961. Auparavant, en 1956, Martinů avait été nommé professeur à l’Académie américaine de Rome et avait reçu, en 1957, le « Rome Prize », qui est le Prix de Rome américain, pour l’ensemble de son œuvre dans la catégorie « composition musicale ».
Enfin, en 1959, Martinů acheva son ultime opéra commencé en février 1956, d’après le roman de Nikos Kazantzakis, Le Christ Recrucifié, qui devint Recke Pasije (Greek Passion, La Passion grecque, H. 372). Le livret fut écrit en anglais ; il conte, en quatre actes, l’histoire de ces paysans grecs qui dans leur village s’apprêtent à célébrer la Semaine Sainte en incarnant les divers protagonistes de la Passion du Christ qui interfère avec leur propre histoire ; et voici que des réfugiés chassés par les Turcs s’approchent de leur village. Plutôt que de les dépouiller les réfugiés des quelques biens qu’ils ont pu sauver comme certains le suggèrent, le jeune paysan Manolios qui interprète le Christ se prend au jeu et exige au contraire qu’on aide les réfugiés. Panaït qui aurait dû jouer Judas assassine Manolios mais les paysans qui suivaient ce dernier et les réfugiés chantent la gloire de Dieu sur le corps du martyr. Martinů a resserré le roman de Kazantzakis pour en faire une œuvre intemporelle ; en revanche on voit les paysans s’identifier progressivement aux protagonistes de la passion du Christ ; il use pour ce faire de chants orthodoxe s et de la musique grecque en les mêlant à des rythmes et des couleurs orchestrales typiquement tchèques. Ce drame musical atteint ainsi une grande puissance émotive qui en fait un authentique chef d’œuvre. Le compositeur, mort en août 1959, ne put voir sa Passion créée à l’Opéra de Zurich sous la direction de Paul Sacher en juin 1961 puis en mars 1962 à Brno dans sa version tchèque en reprise à Prague ou Bratislava peu après et dans nombre d’autres villes par la suite. – Paris on put la voir en 1964 en version de concert au Conservatoire Rachmaninov, avenue de New York, interprétée par les créateurs de l’œuvre puis à l’Opéra-Comique en 1990 par les interprètes tchèque du Théâtre National de Prague.

Incontestablement, Bohuslav Martinů est sans doute un des plus grands compositeurs tchèques du XXe siècle notamment dans le domaine de l’opéra où il témoigna d’une force émotionnelle d’exception avec une imagination créatrice, sur le plan musical, hors pair, s’inscrivant dans le droit fil de ses célèbres prédécesseurs qui ont jalonné l’histoire de la Bohème, des pays tchèque et morave, de Smetana à Janáček en passant par Dvořák ou Fibich, mais en apportant une touche personnelle qui marque une étape nouvelle à cette histoire. Ce n’est pas le moindre des mérites de cet immense compositeur qui s’illustra aussi, ne l’oublions pas, dans le domaine symphonique, la musique de chambre et la mélodie…
Philippe Gut

Bibliographie sélective :
– Guy Erismann, Martinů, un musicien à l’éveil des sources, Arles, 1990, 399 p.
– Harry Halbreich, Martinů et son théâtre du rêve, in Juliette ou la Clé des songes, L’Avant Scène Opéra n°210, p. 96-105.

Discographie sélective :
– Veselohra Na Moste (Comédie sur le pont, H. 247) et, Dvakrát Alexandr (Alexander bis, Alexandre Bis, Alexander Twice, H.255),, distribution tchèque sous la direction de Jilek (couplage des deux œuvres excellent Supraphon, 1984).
– Les Jeux de Marie distribution tchèque, direction : Belochlovek (Supraphon)
– Juliette ou la Clé des songes (Julietta, Snář, H. 253), distribution tchèque sous la direction de Krombholc (Supraphon, 1964). Extraits par la Philharmonie tchèque, direction : Charles Mackerras (Supraphon)
– Recke Pasije (Greek Passion, La Passion grecque, H. 372), distribution britannique mais chanté en tchèque sous la direction de Charles Mackerras (CD et DVD Supraphon, 1981) ; version anglaise (CD et DVD Koch)
– Mirandolina (Supraphon)

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